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  • Photo du rédacteurErwan Hernot

Société à mission : quelles conséquences pour le management ?


Le législateur a introduit par la loi n° 2019- 486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et à la transformation des entreprises, dite loi Pacte, la notion de sociétés à mission en droit français. Quelle en est l’idée ? La loi part du constat que l’entreprise est souvent gérée pour une rentabilité de court terme. Or, dit l’esprit de la loi, l’entreprise ne devrait pas avoir pour seul objectif, le bénéfice des actionnaires mais également un impact social, sociétal et/ou environnemental positif. Si on regarde avec un prisme managérial, les opinions à propos de la société à mission, il y a schématiquement 2 façon de l'appréhender. La première reste assez restrictive et se base sur une vision de l’entreprise instruite par l’économiste Milton Friedman (1). La direction n'est responsable que devant les actionnaires. La loi Pacte est « une caricature de la vulgate managériale contemporaine : il faudrait donner du « sens » à l’entreprise et la contraindre à devenir enfin « responsable » selon Jean Charles Simon (2) dans une tribune des Echos. Il craint que la raison d'être de la société à mission ne devienne un argument absolu opposé aux exigences des actionnaires ici considérés comme les propriétaires de l’entreprise. Fermez le ban : la mission et sa raison d'être n’ont pas leur place dans la logique actionnariale et donc ne développent aucune perspective pour le management. A l'inverse, pour les avocats de la société à mission, il s’agit de réconcilier la finalité économique et la finalité sociétale. Si la société à mission est vraiment mise en œuvre, la prise en compte de ces deux finalités touchera plusieurs éléments constitutifs de l'entreprise : le modèle d'affaires (dont la conception des offres), le modèle opérationnel, la structure (organisation du travail et gouvernance), le leadership et les compétences des acteurs. Dans ce papier, je m'intéresse à tous ces éléments exception faite du modèle d’affaires.


Quels impacts sur le modèle opérationnel ? L’entreprise est, par essence, une institution qui produit et qui vend ; elle est tournée vers les résultats. Elle change essentiellement pour gagner en performance dans un contexte donné. Elle oscille alors entre 2 modèles opposés :

  • L’exploitation repose sur les principes fondamentaux de gestion : standardisation, spécialisation, hiérarchie, alignement, planification et contrôle, utilisation de récompenses extrinsèques pour façonner le comportement humain. L’exploitation produit des résultats fiables à grande échelle, en environnement stable. mais ne prend pas le risque d’une découverte.

  • De l’autre côté, l’exploration consiste à chercher de nouvelles possibilités au risque de ne pas tirer très rapidement les bénéfices de leur maîtrise.

En situation d'échec, l'exploration tend à l'emporter ; les dirigeants n’ont pas vraiment de choix. A contrario, une exploitation couronnée de succès tend à décourager l'exploration dont les bénéfices sont aléatoires dans un environnement dominé par le court-termisme boursier. L’adoption de la société à mission suppose une bonne dose d’exploration et … elle s’effectue généralement dans des entreprises calées en mode croisière sur un modèle d'exploitation. Or, la société à mission se place dans une contribution à la résolution d’un défi social / sociétal / environnemental. C’est un exercice ambitieux et complexe, qui peut nécessiter des investissements en R&D et qui implique systématiquement du « test & learn ». En résumé, si l’entreprise à mission demeure tournée vers le résultat financier, elle déplace la perspective : cette recherche de profits devient un moyen et non une fin ; ce qui change notablement l’horizon temporel et la définition même de sa performance. On peut donc légitimement se poser la question : les dirigeants, vantant la société à mission, sauront-ils amender le modèle opérationnel centralisé de l’efficacité et de l’optimisation financière ? Faisons un peu de prospective (3) : quels seront les traits marquants de l’économie mondiale, quels changements technologiques ou sociétaux sont susceptibles d'intervenir ? Plusieurs travaux à l’horizon 2030-2035, menés pour l’Union européenne (4) , pour le président des États-Unis et pour le gouvernement britannique dessinent un monde plus volatile et plus complexe qu’aujourd’hui, qui nécessitera des organisations du travail plus souples et plus évolutives, capables d’anticiper les changements, même brutaux. Est-ce l’émergence d’une nouvelle ère économique idéale pour faire éclore la société à mission ? Ce qui est sûr, c’est qu’elle bénéficie déjà d’un allié inattendu, le coronavirus, qui pourrait affaiblir la puissance des principes de gestion évoqués plus haut. Ces principes ne sont pas pertinents quand la nécessité d’adaptation est très rapide. Le manager dans les organisations bureaucratiques reste - en tout cas jusqu’à la pandémie actuelle - un calculateur et un optimiseur rationnel. Son modèle de prise de décision est analytique : la meilleure décision possible se prend sur la base d’une analyse d’informations solides donnant une visibilité des conséquences possibles. Or face à la pandémie, la créativité, l’imagination, au nom d’une "mission" évidente aux yeux de tous, ont souvent changé la notion de performance : un hôpital multiplie par 4 son nombre de lits en réanimation en une semaine, des collaborations entre hôpitaux publics et privés remplacent de vieilles rivalités au nom de la performance sanitaire, des médecins adaptent des masques de plongée pour palier la carence en respirateurs (en fabricant des adaptateurs en impression 3D). Même chose dans d'autres secteurs : Air Liquide, le groupe automobile PSA, Schneider Electric ou encore Valeo ont revu leurs chaînes de production afin de fournir, à prix coûtant, des respirateurs. LVMH a réorienté ses filiales de parfum vers la production gratuite de gel hydro-alcoolique, tout comme Ricard ou le sucrier Tereos. Sans la mission - certes imposée par la période - tout ceci aurait été impossible.Si on tire les leçons de cet épisode, la société à mission devient une option à envisager. Mais garder l'énergie et la motivation de la période COVID-19 suppose un aménagement du modèle opérationnel : plus d’exploration et une décentralisation tempérée par l’adhésion de tous les acteurs à la mission, gage d’une bonne coopération entre acteurs. Alors que la coordination nécessite l’action du manager, la coopération est en effet, un acte volontaire de chaque salarié. Cette volonté s’ancre dans la raison d’être véhiculée par la mission. Elle permet des arbitrages intelligents entre des intérêts divergents de l'entreprise. La mission commune à tous amoindrit les « guerres » entre les spécialistes des différents silos.


Quels sont les impacts sur la structure ? Adopter le statut de société à mission, en théorie, revisite la gouvernance, la formulation des comptes, reflet d’une performance autre que purement financière, etc. Le régime de la société à mission mis en place par le législateur est contraignant et implique un formalisme rigoureux et donc une responsabilité accrue des dirigeants. Les entreprises à mission prennent plusieurs engagements concrétisés par des objectifs chiffrés, consignés dans les documents officiels et qui seront doublement évalués en interne par un « comité de mission »  et en externe par un organisme tiers indépendant. Pour l'instant, dans la structure pyramidale, centrée sur la performance individuelle, les salariés n’accordent pas toujours du temps à l’entraide et au partage qui, de toute façon, ne sont pas évaluables. La structure détermine les postes, elle les attribue, et chacun est prié d’exécuter au mieux sa tâche. Au mieux, elle ne favorise pas l'autonomie et la responsabilité (« je n'ai pas de mission mais un métier qui s'arrête à la frontière de mon silo ; après, ce n'est plus mon problème »), la créativité et l'innovation, le partage du savoir et la co création dont se nourrit une société à mission. Au pire, comme elle est inadaptée au contexte actuel, elle engendre un stress croissant. Il se répercute du haut vers le bas de la pyramide et engendre des dégâts tels que burnout, démotivation et mal-être au travail. Ces maux génèrent à leur tour, une baisse de confiance importante des acteurs dans leur entreprise. Allons jusqu'au bout de la démonstration. Beaucoup d’entreprises avec ce type de structure pyramidale proclament des valeurs qui n’ont rien à voir avec celles réellement opérantes, vécues par les acteurs internes. Ceci se paye par d’autres émotions négatives : cynisme auto-protecteur, colère rentrée pour certains idéalistes. La société à mission présente un sens clair et inspirant. Elle s’épanouirait plutôt par exemple, dans une structure en réseau ou cellulaire où les initiatives des salariés sont bienvenues. Dans le premier cas, l’entreprise réseau possède  une « structure plus aplatie et plus légère, une grande flexibilité, une prise de décision rapide, une grande capacité d’apprentissage de son environnement, un volume élevé de communication directe, une implantation d’équipes temporaires » (5) Dans le second cas, « L’autorité est répartie entre l’ensemble des membres de l’organisation qui portent collectivement la responsabilité de la performance produite. L’autorité est distribuée selon le principe de la subsidiarité plutôt que celui de la délégation. Le pouvoir de décision est complètement décentralisé. Celui ou celle qui se trouve en situation de management est au service des autres membres de l’organisation et non l’inverse comme dans la structure pyramidale. (6) Dans ces 2 exemples, susceptibles d’accueillir une société à mission, la notion de métier acquis une fois pour toutes et exercé pendant toute une carrière, devient obsolète. Il faut parler de compétences définies moins par un contenu que par une capacité d’acquérir de nouvelles connaissances et de nouvelles pratiques au fil du temps par l’expérience. La valeur de l’individu vient donc moins sa compétence technique que de sa capacité à travailler en mode collaboratif, à construire et animer ses réseaux de relations, à exercer une influence sur les autres dans les échanges, à négocier avec les diverses parties prenantes, son autonomie, sa prise d’initiative,en réponse aux besoins de self-management et à la transversalité des projets.


Quel leadership et quel management dans la société à mission ? Jusqu’à présent, les dirigeants sont souvent sélectionnés sur des critères requis pour le modèle d’exploitation. Avec lui, vient le modèle du leader qui dispense sa vision aux troupes, sensées se l’approprier. Or, de la foi sans condition dont devraient faire ici preuve les collaborateurs à la signification partagée de la mission, la transition n'est pas simple. Elle risque même d’être difficile car étrangère à la culture dirigeante française. L'intelligence définie à la mode française, c’est encore la capacité d'une élite réduite à tout comprendre, tout contrôler, tout maîtriser et finalement tout reformuler dans une impeccable logique formelle. La mission ne sera un moteur de changement que si elle peut se fabriquer avec les équipes dès le départ. Un leader « missionnaire » lancera la mission sans en maîtriser complètement les tenants et les aboutissants, acceptant de facto d'en découvrir le sens dans l'action avec les équipes (à nouveau l’exemple de la Covid-19 est éclairant). Cette concrétisation de la mission viendra moins de l'existence d'un problème qu'elle devrait résoudre que du sentiment que l'on est capable de faire bouger les choses. La mission doit s'en tenir à quelques grands principes qui seront déclinés par subsidiarité, par les équipes sur le terrain. Pour autant, la société à mission pourrait accélérer la mutation managériale. Beaucoup d’entreprises adopteront sur le long terme des politiques de travail plus flexibles qu’avant crise : la vie professionnelle s’articulera dorénavant entre un mixte de télétravail et de travail au bureau pour les postes tertiaires. Les préférences vis-à-vis du télétravail varieront d’une personne à une autre, la décision de revenir sur le lieu de travail pourrait être gérée au cas par cas, avec certains collaborateurs souhaitant revenir au bureau et d’autres télétravaillant chez eux ou en espace de coworking. Ces politiques achèveront la remise en cause du management « Command & Control » : le niveau d’incertitude est trop important, l’éloignement d’une partie de l’équipe est constant. Le manager ne pourra plus se contenter de faire des plans, assigner des tâches, contrôler très fréquemment l’avancement. L’autorité traditionnelle, hiérarchique, s’amoindrit pour laisser aux individus une plus grande liberté d’organisation. On part vers un management plus distributif en matière d’information et de prise de décision. Moins expert, moins chef ou contrôleur, plus animateur d’équipe et révélateur de talents, le manager va devoir travailler en équipe, s’appuyer sur ces collaborateurs. Il va abandonner les réflexes hiérarchiques au profit de la pratique de l’encadrement. C’est à dire qu’il se limitera à piloter un système basé sur la mission : il définira les contraintes qui pèsent sur les individus, plutôt qu’il ne pilotera les individus eux mêmes. En d'autres termes, il fera confiance à ses collaborateurs sur la base d’une raison d'être partagée, pour qu'ils pensent et agissent de manière autonome au nom de l’entreprise.


Les entreprises, tentées par le statut de la société à mission, iront-elles jusqu’au bout de leur réflexion en revisitant ces différents éléments ? Si les dirigeants en prennent toute la mesure, les changements pourraient être conséquents. Il sera toutefois tentant d'utiliser ce nouveau régime de manière artificielle en demeurant dans l’exercice classique des valeurs proclamées, standards et consensuelles. Les optimistes argumenteront du fait que ce serait immédiatement visible avec les structures de contrôle prévu. En cas de manquement, les sociétés risqueraient leur réputation et l’engagement des équipes. C’est vrai, mais le juge de paix sera l’engagement des entreprises dans ce nouveau statut.


(1) Milton Friedman « «The Social Responsibility of Business is to Increase Its Profits » The New York Times, 1970

(2) Jean Charles Simon est un économiste, patron de Station, société d’intelligence statistique

(3) Rapport France Stratégies « Imaginer l’avenir du travail », 2017

(4) Pour l’Union européenne : ESPAS (European Strategy and Policy Analysis System), pour le président des États-Unis : le National Intelligence Council et pour le gouvernement britannique (C) la commission Jobs and Skills in 2030

(5) Gillian Symon, Talking about working in a network context, Journal Of Occupational And Organizational Psychology 73

(6) Eric Delavalllée, Blog Questions de management

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