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Un organigramme ne crée pas de valeur

  • Photo du rédacteur: Erwan Hernot
    Erwan Hernot
  • il y a 12 minutes
  • 6 min de lecture
Raisonner en flux plutôt qu'en stock.
La confusion entre structure formelle et création de valeur est courante

Demandez comment fonctionne l'entreprise que vous souhaitez connaître et on vous montrera un organigramme aux cases colorées, avec lignes hiérarchiques et intitulés de poste, censé répondre à la question. Or, ce schéma ne décrit que la structure formelle : une hiérarchie légale exigée pour la conformité aux lois et règles et la responsabilité des acteurs. En dessous se cachent deux architectures : la structure informelle (le réseau social d’influence) et la structure de création de valeur (le flux de travail qui améliore réellement la situation des clients et des autres parties prenantes). L’entreprise perd en efficacité lorsqu’elle prend la structure formelle pour la structure de création de valeur. C'est ainsi qu'elle va alors chercher à optimiser la bureaucratie (structure formelle : c'est visible) tout en laissant inexploités les véritables chemins de création de valeur. Le modèle classique d’Edgar Schein (1) sur la culture organisationnelle éclaire cette confusion. La structure formelle appartient à la couche des artefacts — symboles et processus visibles. "Au dessous", le réseau informel vit dans la couche des valeurs (5) opérantes — ce que les gens font réellement pour avancer et non pas ce qu'ils disent pour être appréciés. Enfin la vraie création de valeur est façonnée par la couche la plus profonde : les croyances fondamentales sur ce qu’est, par exemple, un « bon travail » et/ou un bon résultat. Comme ces croyances ne sont quasiment jamais explicitées, les dirigeants investissent dans la couche artefact, pensant que les cases sont l’organisation. L’expert en design organisationnel Herman Vantrappen (2) montre que nombre de restructurations échouent parce que les dirigeants adoptent des formules simplistes (« si l’on veut être orienté client, organisons-nous par segment ») sans examiner le contexte unique de leurs chaînes de valeur. Il insiste sur la nécessité d’un cadre robuste et nuancé qui mette en débat structure, culture, personnes, processus et technologie. La maîtrise des business models éclaire ici la structure de création de valeur. Par ex. le Business Model Navigator d’Oliver Gassmann (3) force les équipes à cartographier qui est le client, ce qui est offert, comment c’est livré et comment la valeur est créée et/ou captée. Dans bien des entreprises, il révèle que le flux réel traverse ou contourne totalement les lignes hiérarchiques formelles ! Dit autrement : les collaborateurs les plus dégourdis créent de la valeur pour les parties prenantes MALGRE les processus et les règles !


Comment la confusion entre structure formelle et structure informelle créant la valeur, naît-elle ?

  • Il y a d'abord l'héritage de l’ère industrielle. Les premières sociétés ont copié la hiérarchie militaire ; information et autorité y circulaient verticalement. Taylor puis Ford vont optimiser la machine, pas le système social qui ne commencera à être étudié que plus tard (Elton Mayo). Taylor prône le « one best way », Ford verrouille chaque geste à la cadence de la ligne d’assemblage. La structure formelle devient une sorte d'exosquelette qui oblige l’humain à suivre la machine. Encore maintenant, les cases de l’organigramme reproduisent les ateliers d’hier : achats, production, qualité, ventes. Le “reporting” vertical s’impose : tout flux d’information, toute décision doit “remonter” avant de “redescendre”. La promotion des acteurs reste synonyme d’un niveau hiérarchique supérieur, même quand la valeur se crée en réseau horizontal… qui est la réalité du travail numérique.

  • La pression réglementaire a également sa part. Le droit des sociétés, l’audit et les reportings ESG exigent des responsabilités nominatives ; l’organigramme sert de preuve d’audit.

  • Les MBA enseignent encore la structure via des matrices divisionnelles et des ratios de « span of control », rarement via la cartographie des chaînes de valeur. La plupart des livres de design organisationnel ou de principes de management utilisés dans les MBA listent toujours les mêmes variables : spécialisation, chaîne de commandement, span of control, centralisation. Dans les business-schools anglo-saxonnes, les “dilemmas” (question centrale du cas étudié) portent plus souvent sur qui doit rapporter à qui, que sur la cartographie du flux de valeur ou l’expérience client. Lors de l'évaluation, les étudiants reçoivent des “case grades” pour leur capacité à redessiner un organigramme, beaucoup moins pour la conception de protocoles d’apprentissage entre silos.

  • Les budgets et indicateurs accentuent la confusion. Le centre de coûts (cost centre accounting, né dans les années 1950) classe chaque dépense dans un département. Chaque manager est donc jugé sur l’optimisation locale de ses indicateurs : par ex. le manager d'une équipe Marketing va surveiller "son" indicateur (Coût d’acquisition (CAC) / revenu marketing) en posant la question : ai-je réduit de 10 % mon ratio CAC/CA ? ». La bonne nouvelle c'est que certaines entreprises (par ex. des start-ups SaaS) basculent vers le customer P&L (4) ou des unités cross-silos. Mais la norme — surtout dans les grands groupes — reste la ligne budgétaire par département.

  • Enfin la facilité cognitive joue aussi un rôle. Un schéma ordonné rassure ; les réseaux informels dynamiques paraissent désordonnés voire chaotiques et donc plus durs à gouverner.


Quelles conséquences managériales ?

Elles sont multiples. Prenons quelques unes parmi les plus marquantes : l'engagement et la confiance diminuent. Certains collaborateurs estiment que leur travail n'est pas remarqué : les reconnaissance et récompenses collent aux titres, pas aux contributions dans le flux de valeur. La mobilité des talents s'affaiblit : les hauts potentiels partent quand leurs promotions latérales s’enlisent. Les carrières suivent en effet la hiérarchie ; les rôles créateurs de valeur n’ont pas de grade officiel. Les frictions entre les silos ralentissent la collaboration, les doublons rendent inutile l'effort de complémentarité, les transferts de talents sont lents. Chaque fonction optimise son KPI et non le flux bout-en-bout. Avec le temps, les dysfonctionnements engendrent cynisme et baisse de sécurité psychologique.


Quelle feuille de route pour réaligner l’organisation ?

Un ré-alignement doit se faire à partir de repères. En voici quelques uns (trop long de les développer tous). Il est d'abord essentiel de rendre visible la structure de création de valeur. Concrètement, il s'agit de cartographier les parcours client ou cycles de vie produit de bout en bout puis de "superposer" la carte à l’organigramme pour dévoiler des objectifs de départements non seulement différents mais parfois contradictoires et des goulets d'étranglement provoqués par des priorités différentes entre différents départements. Il s'agit alors de mesurer la satisfaction client plutôt que les coûts des départements. On peut encore imaginer des ateliers qui dévoileraient les croyances tacites (par ex. « seuls les ingénieurs créent de la vraie valeur »). Herman Vantrappen propose de décoller la structure de création de valeur du squelette légal. Son idée phare : segmenter l’entreprise en modules dotés chacun d’un but, d’un pouvoir et d’un profit clairs. Les modules “dynamiques” (squads, chaînes de valeur) changent au rythme du marché ; les modules “statiques” (entités juridiques, risques) restent pour la conformité. Adopter ce design modulaire consiste alors à séparer domaines statiques (entités légales, conformité) et domaines dynamiques (équipes transverses, flux de valeur). Chaque module un but est pourvu d'un pouvoir et un profit clairs ; les interfaces restent cohérentes même si les équipes se reforment au gré des flux de valeur. Enfin, on peut encore aligner les pratiques RH sur ce flux de valeur. Les rôles et titres participent d'un double parcours : expertise fonctionnelle et leadership de chaîne de valeur. La performance devient la contribution à l’efficacité du flux et au résultat client, pas seulement au tableau de bord fonctionnel. La rémunération laisse une place au bonus d’équipe ou de réseau dépassant la ligne hiérarchique. L'apprentissage et la mobilité sont à l'honneur si on traite les passages entre flux comme des promotions en grade et salaire. Au delà du niveau équipe, le collectif est gouverné par une bureaucratie minimale viable.


L’organigramme restera nécessaire : sans responsabilité légale, le marché ne ferait pas confiance aux entreprises. Mais lorsqu’on suppose que ce schéma est l’organisation, on oublie que la valeur est créée par des flux (les rencontres, l’énergie sociale qui circule, la sérendipité qui l'accompagne…) En combinant la vision des trois structures, la profondeur culturelle, les orientations de design organisationnel et les questions autour du business-model, les dirigeants peuvent passer des cases au flux, de la hiérarchie à la contribution à la valeur et ainsi piloter dans le réel ;)


1) Edgar Schein, Organizational Culture and Leadership, 5th Edition, 2017

2) Herman Vantrappen, Frederick Wirtz, The Organization Design Guide, 2024

3) Oliver Gassman, Karolin Frankenberger, Michaela Choudury, 2nd Edition, 2020

4) Customer P&L : c'est un compte de résultat centré sur le client ou le segment de clients et non sur la ligne de produit ou l’unité organisationnelle.

5) Valeur : le terme est employé ici dans 2 sens. Au sens économique, la valeur est le changement positif net ressenti par une partie prenante (généralement le client) lorsque l’offre d’une entreprise réduit un coût, résout un problème ou ouvre une nouvelle opportunité par rapport à la meilleure alternative suivante, d’une manière qui soutient l’entreprise et son écosystème. Au sens sociologique, une valeur est une croyance partagée, souvent implicite, qui oriente ce qu’un collectif considère comme souhaitable ou légitime, et qui fonde les normes de comportements et de jugement à l’intérieur d’un groupe social.

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