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  • Photo du rédacteurErwan Hernot

La COVID-19 accélère la mutation du contrôle managérial



Sixième papier sur COVID et management. La COVID-19 est en train de bouleverser les repères dans le travail non posté : le télétravail et son pendant, le management à distance, posent la question du contrôle managérial. Or, j'ai évoqué dans un précédent papier (1), la confiance nécessaire à cette nouvelle configuration du travail. Comment confiance et contrôle s’y articulent ?


Le contrôle managérial a une double origine :

  • Le contrôle est d’abord celui de la conformité des gestes des ouvriers aux instructions du bureau des méthodes au début du XXème siècle. Le management de premier niveau a initialement été institué pour cela.

  • L’institution des liens de subordination suppose un contrôle. L’ouvrier fournit un travail : c’est une obligation contractuelle. Quand le travail à la tâche a disparu, les employeurs ont acheté du temps. Le contrôle vise à éviter les temps passés à autre chose qu’à travailler.

Cette double origine tient sur une hypothèse commune : Il y a des intérêts différents et en conflit entre employés et employeurs. La distance, dans cette perception, constitue alors un facteur aggravant...surtout dans une culture française du présentéisme. Les dirigeants ont accordé d’emblée une grande attention aux systèmes et méthodes de contrôle (en cours d’exécution du travail, après exécution du travail, contrôle périodique). Plus tard, l’arrivée massive des travailleurs de la connaissance en a modifié les modalités : il n'y a plus forcément de gestes visibles à contrôler. Les systèmes se complexifient : la formalisation (règles, processus) et la centralisation au niveau de l’entreprise, les budgets, les systèmes de mesure de la production et les évaluations des performances au niveau individuel sont des systèmes de contrôle élaborés. Le contrôle de la motivation (pour obtenir une performance) succède au contrôle de conformité (gestes) avec les mêmes recettes : les incitations extrinsèques que sont les primes, contraintes, sanctions. Elles tentent toujours de contrôler le comportement des acteurs. Elles font bon ménage avec le principe de causalité simple de la motivation. Selon ce modèle d’Abraham Maslow(2), le salarié est motivé si l’entreprise lui permet de satisfaire hiérarchiquement ses besoins. Depuis, la littérature behavioriste (3) comme systémique, l’économie comportementale ont montré que les comportements résultaient d’une combinaison variable de rationalité et d’affects. Conséquence : le manager ne peut plus appliquer des incitations extrinsèques sans risque de démotiver des collaborateurs. De plus, ces incitations extrinsèques ne fonctionnent que lorsque les salariés contrôlent eux mêmes les conditions de leurs performances. Si ce n’est pas possible, la démotivation arrive vite. Par exemple, un manager souhaite contrôler les performances de son équipe de vente de glaces. Il mise sur un indicateur de contrôle : le volume individuel de ventes sur les 3 mois d’été, période haute de consommation. Si l’été est froid, aucun vendeur ne sera performant car aucun n’a prise sur la météo. Il y a de fortes chances que ce manager démotive ainsi toute son équipe. Avec la COVID-19, les salariés ont moins que jamais prise sur les conditions de leur performance, le manager a tout intérêt à revoir ses pratiques de contrôle de cette performance.


Le contrôle mute, il ne disparait pas

La théorie de la motivation de Douglas McGregor (4) peut aider dans cette réflexion. Elle décrit des modèles contrastés de motivation des salariés. La théorie X explique l'importance d'une lourde supervision - pour ne pas dire surveillance, et des incitations extrinsèques, tandis que la théorie Y met en évidence le rôle motivant de la satisfaction au travail et encourage les salariés à aborder les tâches sans supervision directe. La première (X) a longtemps constitué le socle des croyances des dirigeants. Elle tient encore aujourd'hui : un d'entre eux, interrogé dans l'étude de ClavaConsulting (5), était étonné que ses équipes travaillent chez elle, sans supervision ! La seconde (Y) pourrait être l’avenir du contrôle managérial. Elle suppose une confiance préalable. L’épidémie accélère ici encore ce que le digital a déjà initié. Le digital facilite les interactions en réduisant les barrières géographiques, hiérarchiques ou temporelles. Il autorise des communications plus transversales : est-ce une voie vers une organisation plus flexible et moins consommatrice en tâches de planification et de contrôle ? Il est vrai que le contrôle de l'information par le manager a déjà disparu. Le digital est massivement utilisé en période de COVID-19. Il subvertit le modèle taylorien basé sur le principe de hiérarchisation des circuits d’information. Le manager n’est plus celui qui contrôle les informations, mais celui qui donne du sens aux flux d’informations qui traversent son périmètre. Mais le contrôle ne disparaît pas ! Il se complexifie encore et se déplace vers les systèmes de coordination. Les ERP comme SAP, PeopleSoft, etc. qui gèrent les stocks, les personnes et les projets, sont des systèmes de coordination et de contrôle à grande échelle. A petite échelle on trouve … les équipes, les comités inter fonctionnels, les rôles de liaison, les règles formelles et informelles, les descriptions de poste, les procédures, les codes d'éthique, les systèmes d'enquête auprès des salariés ou des clients et la culture d’entreprise. Le contrôle passe ici par la pression des pairs, le respect des normes et autres repères. Mais quand l'intelligence artificielle prendra le relais et dépassera les capacités des « simples » ERP, les dirigeants seront tentés de revenir à un contrôle vertical de conformité. J’y reviendrai.


Une triple utilité

En période Covid, le contrôle demeure le remède à un triple éloignement :

  1. Manager, c’est s’éloigner de ses compétences métier. On perd le contact avec les subtilités du terrain. Le contrôle consiste basiquement à reprendre contact avec ce terrain.

  2. La distance laisse le manager - par définition - dans l’ignorance complète de ce que fait le collaborateur. Cette ignorance se cumule avec le point précédent.

  3. Le contrôle permet de contrer certains biais cognitifs qui éloignent de la réalité. Ainsi, certains collaborateurs manquent de discernement sur leur propre personne. Ils se perçoivent au-dessus de la moyenne dans leur métier et considèrent leurs échecs comme imputables à d’autres facteurs qu’eux mêmes.

Toutefois, sans confiance, le télétravail accentue les fragilités des systèmes de contrôle existants

  • Les systèmes de contrôle collectent régulièrement des informations sur certains aspects de la performance organisationnelle. Ils n’agissent pas directement sur ladite performance. L’analogie éclairante est ici la carte qui n’est pas le territoire. D’où la question : la mesure trace-t-elle fidèlement la performance globale ? Est-elle fiable ? Les collaborateurs portent leur effort sur les aspects mesurés, tout en négligeant d'autres comportements qui, bien que non mesurés (comme l’entraide), sont vitaux pour la coopération et la performance globale à distance. Pire : cette coopération est fondamentale pour contrecarrer les inconvénients de la distance. Si les indicateurs de contrôle contredisent cette nécessité, ils sont carrément nocifs. S’ils sont peu fiables, ils génèrent un sentiment d’injustice et de comportement manipulatoire.

  • Le collaborateur peut tenter de manipuler le système. Le grand classique, ce sont les commerciaux qui cherchent des objectifs facilement atteignables. Conséquence : un sabotage de la base d’informations accessible aux collègues et au manager, un pilotage hasardeux de leur performance réelle par ledit manager, une surenchère (et de la mauvaise foi) dans les négociations d’objectifs. Reprenez la même recette, élargissez à d’autres métiers et ajoutez la distance due au télétravail. Dans le même ordre d'idées, les salariés peuvent avoir tendance à filtrer les informations négatives, précieuses pour la prise de décision managériale, s’ils sont directement récompensés par une évolution positive de l’indicateur. Dans ces deux derniers cas, vous augmentez votre ignorance de ce que fait le collaborateur au quotidien.

  • La distance génère d’emblée la méfiance si le collaborateur et le manager se connaissent peu. Cette situation entraîne une prudence excessive : le collaborateur passe son temps et son énergie à justifier toutes ses actions, à faire en sorte que les contrôles soient positifs (en ne prenant aucun risque) ou à assembler des dossiers « au cas où ». Son intelligence se consomme dans la gestion du système de contrôle lui même, plutôt que dans un service à valeur ajoutée au client (interne comme externe).

Ancrer le contrôle sur la motivation

Le télétravail va obliger les managers à travailler sur des systèmes de contrôle basés sur la motivation interne (théorie Y). S'il garde en tête cette théorie, le manager travaille sur l'environnement du collaborateur afin de préserver et de renforcer son moteur de motivation interne. Une amélioration des caractéristiques intrinsèques du travail (plus d’autonomie, de responsabilité, de variété dans les tâches…) conduit généralement à une augmentation simultanée de la satisfaction vis-à-vis du travail et de la centralité (6) de celui-ci. Restons sur l'exemple des objectifs, ils sont évidemment toujours fixés, mais ils seront plus discutés. Plus que jamais, le manager doit donc trouver des éléments qui « attirent » le collaborateur car il ne pourra pas redonner un « coup de boost » entre 2 portes. La portée de cette discussion dépend, évidemment, de la maturité professionnelle du collaborateur. Vous me direz que c’est déjà ce qu’on apprend aux managers dans les formations à l’entretien annuel. C’est exact mais les « descentes » d’objectifs de la DG restent aussi vraies et le manager arbitre souvent seul les répartitions d’efforts sans espace de négociation pour le collaborateur. Ce dernier doit maintenant avoir un contrôle sur les conditions de l’atteinte de ses objectifs ET sur le moyen du manager de contrôler sa progression. Pas de surprise : dans le contrôle, le manager est plus que jamais prévisible pour éviter l'effet flicage. En télétravail, le collaborateur est, seul avec une décision qu’il doit appliquer. Il vaut mieux qu’il ait participé à son élaboration, particulièrement s’il est expérimenté. Le manager doit être explicite car les malentendus ne seront pas dissipés dans un couloir, au détour d'une conversation impromptue. Idéalement, le collaborateur agit alors en pleine responsabilité (au sens de empowerment), en respectant une norme collective qu’il s’est appropriée, en étant comptable de la conformité de son action à cette norme. En un mot : auto-contrôle. Pour que cet auto-contrôle éclose, il faut qu'il existe une confiance a priori du manager envers le collaborateur. Dans un environnement ad-hoc (culture, structures, style managérial), l’auto-contrôle assume une fonction de signal faible pour faire remonter éventuellement les problèmes vers le manager et les résoudre ainsi avant la crise, plutôt que pour sanctionner ou blâmer. Ce principe renforce progressivement de la confiance initiale entre managers et collaborateurs. Cet auto-contrôle se double d’une évaluation par les pairs. Elle est pratiquée dans les entreprises de type holacratiques. Là aussi, il est question de co construction de processus de contrôle par le manager et les collaborateurs. L'évaluation n'est pas anonyme. Elle doit être assumée par chaque collaborateur. En télétravail, le contrôle de la performance ne peut pas être seulement lié à une ou deux mesures spécifiques. Le manager n'est pas là pour piloter dans le détail les autres aspects ignorés par ce contrôle. Au contraire, il encourage les collaborateurs à s'appuyer sur les processus mis en oeuvre par l’équipe et sur la mission globale. Ce type de contrôle est plutôt axé sur les problèmes et orienté vers l'avenir. Il aide le manager à piloter le comportement des collaborateurs en guidant leurs efforts vers les solutions, plutôt qu'en « punissant » les actions passées. Ainsi, les collaborateurs sont peu incités à manipuler les indicateurs. Plus important encore, il encourage et récompense la circulation d'informations négatives. Bien entendu, cette approche signifie que le manager aura moins de maîtrise sur le comportement de ses collaborateurs. Mais en période de long télétravail, ce contrôle est illusoire. Certaines personnes peuvent ne pas répondre au processus d’implication/responsabilisation en raison de différences de style de travail ou de personnalité. Ces personnes ne seront donc pas motivées pour performer dans ce cadre. Il appartient à leurs managers de les accompagner pour les faire monter en compétence afin qu’elles aient confiance en elles et soient ainsi capables de s’engager. Le manager a tout intérêt à adopter la technique du consensus dans sa prise de décision de lancer ce projet de contrôle de la performance.


Le télétravail oblige à une cohérence globale : une stratégie de contrôle, pour être plus efficace, doit être cohérente avec les autres facteurs qui déterminent le comportement des collaborateurs. Ainsi, un contrôle strict dans une culture, qui offre beaucoup d’autonomie, se heurtera vite à des résistances. Inversement, la pose d'emblée d'une relation de confiance qui suppose l'éclosion d'un auto-contrôle dans une culture de contrôle strict désarçonnera et fera apparaître le manager comme « faible ». Si le manager a un style managérial plutôt directif, il se retrouve en porte-à-faux par rapport à cette stratégie de contrôle adaptée au télétravail. Là encore, la DRH devra prendre la mesure des changements à mener dans l’encadrement. Ce que nous apporte la COVID-19 n'est pas juste un transfert de recettes de télétravail mais une remise en cause de croyances profondément ancrées. Nous sommes qu'au début de la démarche.


(1) Voir Erwan Hernot "COVID et management : si on essayait la confiance ?"

(2) Abraham Maslow "A Theory Of Human Motivation", la 1ère version date de 1943.

() Behaviorism de James G. March, théorie des systèmes Gregory Bateson, économie comportementale Daniel Kahneman

(4) Douglas McGregor "The Human Side Of Enterprise" 1960

(5) Etude de ClavaConsulting "Manager en temps de COVID-19 : simple péripétie ou révolution culturelle ?"

(6) Mickael Mangot "Le boulot qui cache la forêt" 2018. Je lui emprunte cette notion de centralité car elle est importante dans le travail à distance, j'y reviendrai dans un prochain papier


Photo : Oleg Magni

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