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  • Photo du rédacteurErwan Hernot

Télétravail : le management par la confiance est-il pour demain ?


Le management (avec la parole politique) a ceci de formidable qu'il nomme ce qu'il ne fait pas. On parle ainsi depuis le premier confinement de management par la confiance. Mais la notion même de confiance pose problème en entreprise. Ce constat pourrait évoluer. Le point en quelques questions.


Qu’est-ce que la confiance ? C’est tout à la fois une évaluation de fiabilité, une croyance et des sentiments. Dans sa thèse, F. Alvarez a établi 5 dimensions qui définissent la confiance organisationnelle (1), je les utiliserai dans ce papier. La première, c'est la confiance généralisée (liée à la société). Elle active une croyance a priori dans les autres. Trois autres dimensions mettent en jeu un individu plus calculateur : la confiance dans les règles, les procédures, dans le système formel ; la confiance dans la réputation de l’individu et la confiance dans les compétences de l’individu, activent la même évaluation de fiabilité des éléments considérés. Enfin , la 5è dimension, la confiance dans les intentions de l’individu, active une croyance et des sentiments : « je me sens en confiance ». Dans la relation professionnelle, la confiance est un moyen, pour le manager comme le collaborateur d’atteindre leurs intérêts respectifs. « Je te fais confiance parce que j’évalue qu’il est dans ton intérêt sur tel point de prendre en compte mes intérêts quand tu vas agir ». La confiance peut être réciproque. Elle se renforce graduellement pour chaque partie, qui a une incitation propre à être fiable afin de ne pas dilapider le capital confiance déjà engrangé. Néanmoins, faire confiance pour le manager, c’est prendre le risque de ne plus maitriser une situation. Il doit accepter sa propre vulnérabilité face a cette incertitude.


Pourquoi c'est utile ? La confiance est nécessaire à la performance du manager. Dans sa forme la plus réduite, la confiance interpersonnelle est restreinte aux liens du sang (et encore…) Mais les nécessités de la coopération s’imposent au manager, qui doit tisser avec d’autres que les siens, son équipe en l’occurrence, des liens de confiance pour atteindre ses objectifs. La confiance qu’il accorde à son équipe expose le manager à la multiplicité d'expériences de ses collaborateurs : ce qu’il apprend de son équipe, il n’aurait pas pu le découvrir seul. A contrario, la défiance du manager le précipite dans un contrôle pressant. Il abîme la relation : les collaborateurs limiteront les contacts au strict minimum. Avec le facteur aggravant de la distance, vous avez un manager coupé des informations informelles fondamentales pour sa réussite professionnelle. La confiance réduit aussi la complexité sociale autrement dit l’ensemble des évènements imprévisibles auxquels le manager ne peut pas faire face. Il confie alors un de ses projets - et de facto l'atteinte de son objectif - à un de ces collaborateurs. La confiance « neutralise » cette complexité (et son corollaire : l’incertitude) sans l'annuler, puisqu'il est toujours possible que des événements négatifs adviennent malgré sa confiance. Mais cette confiance lui évite ainsi l'incapacité d'agir qui pourrait en découler : si le manager ne peut faire confiance à quelqu’un, il ne fait plus rien. La confiance coûte moins cher que l’exercice constant de la contrainte hiérarchique. C’est un moyen de minimiser des coûts de transaction, diraient les économistes, en diminuant le coût de contrôle car elle est fondée sur le consentement du collaborateur.


La confiance constitue l’un des facteurs les plus fortement corrélés à l’engagement lui même corrélé à la performance des collaborateurs. Elle permet aux entreprises de s'adapter à de nouveaux modèles d’affaires et d’opérations. Par exemple : dans des sites industriels, la productivité des machines a un impact économique plus important que la productivité du travail. Elle crée des écarts notables de performance. Or, elle dépend au premier chef de la qualité relationnelle, basée sur la confiance. Elle tisse des relations et génère une intelligence partagée. Ceci explique pourquoi des sites à coût de main-d’œuvre élevés ont souvent d’excellents résultats, y compris en coûts de production : « L’industrie connectée en réseau ne fonctionnera que si la qualité relationnelle s’ajoute à la rigueur transactionnelle » (2) La confiance responsabilise (empowerment) les collaborateurs. Les managers qui font confiance, donnent aux collaborateurs un accès à des informations nécessaires pour sortir de leur vision partielle de la réalité, afin de comprendre leur rôle grâce a une appréhension du tout. Évidemment, les collaborateurs acquièrent plus de pouvoir qu’ils vont utiliser, ce qui suscite des craintes chez les managers moins confiants. C'est un défi majeur pour eux : ça suppose en effet d’orienter ce pouvoir des collaborateurs dans dans un sens positif pour l’entreprise. Il est plus facile de dicter des ordres que de faire le pari de la connaissance et de de la confiance : c’est à dire enclencher la démarche « partager l'information —> débattre pour aboutir à une compréhension commune/des solutions réalistes —> déléguer la réalisation ».


Pourquoi la confiance est-elle difficile à instaurer dans l’entreprise ? La confiance est entravée par la distance hiérarchique. Par exemple, les signes du pouvoir demeurent importants : la taille du bureau, le titre, parler aux personnes du même rang que soi. L’approche managériale des dirigeants repose de façon implicite sur un sentiment élitiste, Elle souffre encore d’un manque de compétences issues de l’intelligence émotionnelle. Ça commence tôt. Selon une étude du CAE (3), les élèves français figurent parmi ceux qui ont le moins confiance en leurs propres capacités, sont les plus anxieux, présentent une forte défiance envers le système scolaire et une faible capacité à coopé­rer entre eux par rapport aux autres pays de l’OCDE. En écho, les enquêtes internationales montrent que les adultes français ont moins confiance dans leurs propres capacités. Les managers français perdent ainsi toute confiance en eux-mêmes devant des leaders situés bien au-dessus d’eux (4). Les relations hiérarchiques dans les entreprises françaises semblent plus verticales et plus conflictuelles que dans les autres pays européens. Un cercle vicieux s’enclenche, on pourrait le résumer par le mot de François Dupuy «  la confiance ne fait pas partie de la culture des élites et par effet de système de celle des troupes » (5). Les managers biberonnés au Command&Control tentent de supprimer l'incertitude inhérente au management à distance, en produisant des procédures et règles sensées prévoir toutes les situations. Moins de vision stratégique partagée et plus de données analysées, moins d’autonomie d’actions et plus de process dans les outils de gestion. La « compliance » remplace l’initiative. Conséquence : la confiance des collaborateurs, qui porte sur tout le fonctionnement de l’entreprise (hiérarchie, processus, règles) est très fragile aujourd’hui. Le collaborateur ne peut pas, la plupart du temps, vérifier personnellement le bien-fondé de la confiance qu'il pourrait accorder à l'entreprise. Par conséquent, c'est au mieux une confiance limitée qu’il accorde non pas au dirigeant mais à sa compétence et ce, de manière provisoire.

En insécurité dans le monde VICA et plutôt que faire le pari de la confiance, les directions d'entreprise pourraient tenter d'utiliser l'intelligence artificielle pour doper le Command&Control : c'est en effet pour elles un terrain connu mais ça renforce les hiérarchies existantes. La capacité de jugement d’une situation complexe ne croissant pas comme les données, ce sont les algorithmes qui pourraient alors tenir lieu de réflexion. « D’où ce mauvais paradoxe que la méfiance augmente avec l’information, car elle n’est pas une connaissance ». (6) L’accès démultiplié des collaborateurs à l'information accroit leur besoin d'autonomie et leur questionnement. Ce questionnement n’est pas canalisé par le management Command & Control peu habitué à faire émerger du sens plutôt que des instructions. Par conséquent, les collaborateurs sont plus critiques dès lors que ce qui est proposé ne répond pas à leurs questions et ne correspond pas à leur appréhension de la réalité. Apprendre à faire confiance à l’entreprise est en effet indissociable du fait de comprendre ce qu’elle est, au delà du métier du collaborateur : combien sont aujourd'hui capables de situer leur propre valeur ajoutée et celle des autres dans la chaîne de valeur globale ?

Enfin, la confiance est difficile à instaurer parce que certains dirigeants ne résolvent pas de façon efficace le dilemme de « l’état major versus le terrain » (7). Le dirigeant est un généraliste normalement obligé de faire confiance aux collaborateurs qui l’entourent. C’est le fondement de toute organisation basée sur la division du travail : des sujets techniques sont validés et décidés en dernière étape par des instances de direction généraliste. La plupart du temps, le comité de direction généraliste fait confiance au groupe de travail qui a préparé la décision technique et se contente d’officialiser le projet. Mais ce n’est pas toujours le cas. Il peut arriver que l’instance généraliste décide , sans être véritablement compétente sur un point précis. Ajoutons que les membres de ces instances de direction à un niveau élevé peuvent être eux-mêmes des généralistes de leurs métiers respectifs, ces métiers étant déjà des regroupements très larges d’expertises : par exemple, la direction administrative et financière peut regrouper les différentes comptabilités, le contrôle de gestion, le service juridique voire la paye, l'organisation le risk management et les assurances. La décision sur une question précise est alors prise par des acteurs qui en possèdent une connaissance assez vague. C'est désastreux du point de vue du message transmis aux équipes : « Notre décision, prise sur la base d'un principe lointain du problème concret sur lequel vous avez travaillé, est probablement moins pertinente que vos recommandations mais nous n'avons pas confiance donc nous nous y tenons ».


Comment susciter la confiance ? À la lumière de la question précédente, vous vous rendez compte qu’il faut s’éloigner de l’idée que vous pourriez « gérer » la confiance en entreprise. Tout au plus est-il possible d’en faciliter l’émergence, de l’entretenir ou de tenter de la faire renaître. Cette approche modeste est pertinente.


La confiance, c’est une tirelire dans laquelle dirigeants et managers glissent quotidiennement des preuves (au lieu des pièces) : c'est un capital qu'il ne faut jamais arrêter de faire fructifier. Les valeurs proclamées doivent être cohérentes avec les décisions et les actes. La responsabilité des dirigeants est de garantir cette cohérence par leurs propres comportements plutôt que par des règles, des processus qui ne pourront fonctionner que de manière désincarnée : « ne faites pas ce que je fais, faites ce que vous ordonnent les processus que j'ai mis en place ». Inutile, pour les dirigeants, de mettre en avant une charte éthique, si leur comportement et celui de leurs managers sont en contradiction avec ce qu'ils professent.


Pour susciter la confiance des équipes, les managers acceptent de leur faire confiance. C'est-à-dire qu’ils acceptent la complexité, ne pas tout maîtriser. Ils affirment ostensiblement qu'ils ne détiennent pas tout le savoir. Cette modestie se conjugue avec une bienveillance vis-à-vis des collaborateurs qui se concrétise par un droit à l'erreur. Fort de ce principe, le manager focalise non sur les livrables, mais sur la dynamique boostée par la confiance, donne la responsabilité à chaque collaborateur de résoudre les problèmes rencontrés, favorise des initiatives qui vont au-delà des prescriptions imposées par les procédures, les directives ou les structures. Lesquelles ne peuvent, comme au temps du Command&Control, exonérer les dirigeants de la participation des salariés. Quand s’élaborent les plans, stratégies et budgets, la confiance des troupes se développe par sa participation (directe ou indirecte) dans cette élaboration, la transparence de l’information qu’elles reçoivent, leur compréhension régulière de l’entreprise (ses enjeux, ses objectifs, ses processus) qui génère de l'adaptation.


La confiance s'apprend. Ainsi, les managers encouragent les équipes à prendre du temps pour se connaître. Idéalement, ils leur apprennent à débattre de façon constructive. Mettez des collaborateurs dans un espace Zoom autour d’un grand enjeu sans qu’ils aient une base de de compréhension et références communes, c’est à dire sans confiance. Ce sera chaotique au mieux, avec beaucoup de postures politiques et les protagonistes auront l'impression d'être attaqués au pire. A contrario, les collaborateurs confiants dans les autres renforcent l'autonomie de leur équipe car les désaccords sont acceptés sans drame : chaque acteur partant du principe que les autres ont l’intention, comme lui, de privilégier la recherche de solution. C'est autant de gagné sur des arbitrages qui remonteraient au niveau manager alors que ce dernier n’a pas une connaissance suffisante des situations évoquées.


La confiance nécessite enfin la mise en cohérence des dispositifs RH. La qualité des relations interpersonnelles et la solidarité (le fait de pouvoir compter les uns sur les autres) sont indispensables à l'éclosion de la confiance : le recrutement donne plus de poids aux qualités personnelles et relationnelles des candidats. Les collaborateurs doivent être capables de faire confiance à des collègues, même en cas de désaccord ; ça s'apprend et la formation est une des clés de cette transmission. La gestion des carrières et l'évaluation de la performance tiennent compte de la symbolique forte que procure la visibilité des parcours professionnels : si je reconnais la compétence et la promotion de mon manager, je suis plus enclin à faire confiance à mon organisation. Cette évaluation de la performance et la rémunération doivent entretenir dans l’esprit des collaborateurs un sentiment de justice et d’équité. Ce qui signifie que les salariés ne doivent à aucun moment ressentir un déséquilibre entre leurs contributions et la manière dont l’entreprise rétribue leurs efforts et résultats. Ici, plus qu’ailleurs, la question de l’exemplarité est posée puisque les collaborateurs sont particulièrement sensibles au fait que leurs dirigeants soient évalués et rétribués en fonction des valeurs affichées. Un climat de confiance ne peut pas être instauré dans un contexte ou les collaborateurs se sentent dupés.


Le management par la confiance n'est donc pas pour demain. Mais les éléments énumérés dans ce papier retardent son arrivée sans définitivement la bloquer … si les bons choix sont faits sur l'utilisation de l'intelligence artificielle et la prise en compte de l'intelligence émotionnelle. Je reste optimiste car il y a un alignement des planètes : la Covid-19 provoque une remise en cause du modèle Command&Control. La distance provoque au minimum une question sur la confiance qui devient une huile essentielle ;) dans les rouages corporates. De toute façon, la résilience (pensons à la Covid-20 qui viendra) est à ce prix.


(1) 5 dimensions de la confiance : F. Alvarez, Le rôle de la confiance dans l’échange d’information - étude de relations de contrôle en milieu hospitalier, Thèse de sciences de Gestion, Université de Paris IX Dauphine, 2001

(2) Pierre Veltz La société hyper industrielle,

(3) Les notes du Conseil d’Analyses Economiques, n° 48, 2018.

(4) C’est une observation de Ezra Suleiman, Franck Bournois, Yasmina Jaïdi dans leur ouvrage « La prouesse française. Le management du CAC 40 vu d'ailleurs », 2017

(5) François Dupuy, la faillite de la pensée managériale,

(6) Philippe Delmas, Un pouvoir implacable et doux, la Tech : l'efficacité pour seule valeur, 2019

(7) je m'inspire ici de démonstration de Christian Morel, Les décisions absurdes, comment les éviter, 2012


Photo : Karolina Grabowska

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