Le management vit une période de transition entre le connu du Command & Control et l’inconnu des bouleversements du digital. Il existe pourtant une ligne de crête à explorer.

Le monde ordonné du management Command & Control
Dans les entreprises, les pratiques managériales plongent leurs racines dans les principes Command & Control. Les dirigeants le nient ? Pour s’en convaincre, il suffit 1. de demander à des managers combien de temps ils passent à faire du reporting pour les niveaux supérieurs de la pyramide et 2. de vérifier comment les outils informatiques les contraignent dans la pratique de leur métier. Le Command & Control, issu du taylorisme, tient sur le déterminisme causal : à chaque évènement correspond une ou plusieurs causes dont on peut décrire, voire mettre en équation, le lien. Ce lien permet en environnement connu et maîtrisé (une usine) des prédictions : si A advient, alors B advient aussi, pour faire (très) simple. Ce lien de causalité est précieux par son coté opérationnel : le manager l’utilise pour tenter de s’assurer que les bonnes causes ou combinaisons de causes produisent les bons effets dans un système. L’approche Command & Control suppose :
un découpage minutieux des différents sous systèmes de production articulés les uns aux autres,
une analyse de la façon dont ils interagissent entre eux,
une standardisation de ces interactions.
Ainsi, le savoir-faire des collaborateurs est extrait par les mesures des ingénieurs du Bureau des Méthodes, amélioré, chiffré, formalisé et incorporé à des plans, des machines, des processus, des procédures, des contrats, des normes techniques ou sociales : comportement en équipe, face au manager. Par exemple, la coopération se vit de manière contractuelle. La subordination est pensée comme source de productivité. Au fur et à mesure que le Command & Control s’élargit aux métiers tertiaires, la formalisation et la planification sont progressivement augmentées de la stratégie et de la prise de décision. Mais les schémas mentaux demeurent identiques : il s’agit toujours d’organiser des comportements en vue de réaliser une tâche prédéfinie au moyen de connaissances objectivées. Cette approche fonctionne jusqu’à une certaine échelle et pour un certain type d’activités. Plus l’organisation grandit, plus les efforts pour déconstruire et reconstruire l’ensemble du système en vue d’atteindre les objectifs souhaités deviennent conséquents. Les entreprises ont pourtant longtemps privilégié cette dimension gestionnaires avec le tryptique processus / progiciels de gestion intégrés / indicateurs. Cet arbitrage s’est fait au risque – avéré – de “laisser filer le client” *, c’est à dire être centré sur son propre fonctionnement et pas assez sur les clients.
Qu’en est-il dans le monde numérique ?
Le Command & Control est remis en cause à l’ère numérique :
Difficile de demeurer un gestionnaire de l’existant plus qu’une entité tournée vers l’innovation. Avec le numérique, on ne peut plus “laisser filer le client” car il est omniprésent dans l’organisation. Avant, on concevait, fabriquait et vendait un produit. Lorsque le client l’avait acheté, il disparaissait, sauf parfois en cas de maintenance. On a ajouté du logiciel et des capteurs dans ce produit. On est alors capable de suivre toute sa vie chez le client. On garde le contact avec les deux. D’ailleurs on ne vend plus de produit. On vend un service à un client. On adapte donc l’organisation pour mieux le satisfaire. Par conséquent, les individus les plus importants sont par ordre : les collaborateurs qui sont en contact avec les clients et les autres personnes de l’entreprise, PDG compris. On est loin de l’organigramme du Command & Control avec séparation entre ceux qui pensent et ceux qui exécutent !
Le salariat vs contrat de mission. Le salariat a permis de baisser les coûts de transaction : il est plus fiable et moins cher de salarier un individu et ainsi de contrôler son exécution que de coordonner des acteurs indépendants travaillant à leur guise. Le salariat a ainsi fabriqué une discipline facilitant l’acceptation du Command & Control. Mais ce statut du salariat comme acteur majeur de la production n’est plus aussi évident. L’ère numérique suppose des talents, qui ne sont pas toujours disponibles dans les entreprises. De plus les coûts de transaction évoqués plus haut sont aujourd’hui faibles avec les plates-formes. Le contrat de mission pourrait se développer au gré des projets : c’est une alternative au salariat et par conséquent une brèche dans l’approche Command & Control.
Dans la même logique, le lien de subordination n’est plus ce qu’il était : les collaborateurs augmentés par la technologie ont l’impression d’en savoir plus que leurs prédécesseurs. Les nouvelles générations n’ont pas été élevées dans un respect absolu d’une hiérarchie, quelque qu’elle soit. Elle doit faire preuve de sa valeur ajoutée. On perd encore ici un repère central du Command & Control.
D’autres repères se dissolvent : l’opposition vie professionnelle et vie personnelle disparaît avec les smartphones. Le bureau (pas encore l’usine) n’est plus l’unique lieu du travail. Le Command & Control perd ici son unique terrain de jeu.
Economie disruptée
Dans une économie disruptée, les entreprises se comportent de manière imprévisible. La construction / déconstruction du système en sous systèmes articulés chère au Command & Control n’est plus très pertinente. Le comportement d’un système ne peut être entièrement déterminé par ses seuls composants. Les dirigeants le constatent avec la transformation numérique : elle reste impérative mais ne se décrète pas. Elle n’est pas l’aboutissement d’une stratégie délibérée comme le Command & Control. Son objectif consiste à créer plus de valeur pour les clients existants ou potentiels en s’appuyant sur les technologies digitales. Pour cela, il est nécessaire de comprendre en profondeur leurs expériences en terme de création de valeur. Il faut ensuite concevoir les meilleures solutions. L’approche fonctionnelle en silos n’est pas recommandée. Ce contexte impose de transformer l’état d’esprit des managers. Ces derniers avaient l’habitude d’appliquer des cadres, des processus et de se référer à des indicateurs. Aujourd’hui on leur demande d’innover au quotidien, c’est-à-dire de proposer des idées, de prendre des risques et de co créer des solutions avec les utilisateurs, leurs équipes, les parties prenantes sans nécessairement répliquer ce qu’ils savent faire. Ils pourraient alors s’appuyer sur les principes de l’Agile, du Lean, du Design Thinking qui dessinent une ligne de crête entre ordre et chaos.

En route vers une grande transition managériale qu’ouvre cette ligne de crête ? Deux éléments tempèrent cet enthousiasme : 1. La transition elle même n’existe pas. Au mieux, il y aura une superposition des approches managériales pendant encore longtemps. Au risque de brouiller le chemin vers la ligne de crête. 2. Cette ligne suppose une condition clé de succès. Son approche, mélange d’Agile, de Lean et de Design Thinking, n’est efficace que lorsque les équipes sont capables de la mettre en oeuvre. C’est à dire qu’elles sont remplies d’acteurs de talent : auto disciplinés et compétents. C’est le chantier auquel les dirigeants doivent s’attaquer dès maintenant.
* Lost In Management, François Dupuy, Collection Points Essais
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