La transparence des rémunérations : une idée opaque ?
- Erwan Hernot

- 14 oct.
- 6 min de lecture

La rémunération reste, dans beaucoup d’entreprises, un grand tabou. On peut parler (et parfois remettre en cause) de stratégie, d’innovation ou de transformation digitale… mais rarement d’argent. Pourtant, le sujet n’a jamais été aussi sensible : inflation, tensions pour certains postes sur le marché de l’emploi, quête de sens et de reconnaissance. La question de la transparence salariale est une des 15 idées qui agitent le management. Et elle ne se limite plus à la communication interne : la directive européenne de 2023 [1] imposera en 2026 la publication d’indicateurs d’écarts de rémunération.
Pourquoi la transparence salariale s’impose
La perte de confiance
Selon plusieurs études européennes [2], une majorité des salariés estiment que leur rémunération n’est pas alignée avec leurs efforts ou leurs compétences. Le flou autour des salaires nourrit les soupçons d’injustice, voire de favoritisme. La transparence, au contraire, clarifie les règles du jeu : chacun comprend ce qui fonde sa rémunération et ce qu’il peut faire pour progresser.
La pression réglementaire et sociale
La directive européenne sur la transparence des rémunérations (2023/970) pousse les entreprises à plus de clarté : publication des écarts hommes-femmes, critères de progression, droit à l’information pour chaque salarié. Mais au-delà du droit, la demande sociale change. Les nouvelles générations, habituées à la transparence numérique et à la notation en continu, tolèrent de moins en moins les zones d’ombre dans leur environnement de travail.
Pourquoi la non-transparence des rémunérations s’est imposée jusqu’ici
Une culture du secret utile au management
La non-transparence salariale n’est pas un hasard : elle est fonctionnelle. Le salaire sert d’outil de pouvoir managérial, géré individuellement et confidentiellement. La discrétion évite les comparaisons et donc les tensions. Le flou offre une souplesse budgétaire à la direction (augmenter certains sans en alerter d’autres). Cette opacité est donc perçue comme un moyen de stabilité. Mais elle repose sur une confiance implicite : celle que l’entreprise récompense “justement” sans avoir à se justifier.
Pays latins vs anglo-saxons : une question culturelle
Dans les pays latins (France, Italie, Espagne) : parler d’argent reste culturellement délicat. La rémunération relève du privé, presque du tabou. La hiérarchie y est plus verticale, et les négociations salariales se font souvent dans la discrétion, de personne à personne. Le système administratif français (grilles indiciaires, conventions collectives) rend les niveaux de rémunération publics, mais en même temps, il a institutionnalisé le sujet : on parle des salaires à travers des grilles et des niveaux, jamais entre personnes. Ce cadre formel a paradoxalement entretenu une culture de la discrétion interpersonnelle autour de l’argent.
Dans les pays anglo-saxons et nordiques : la relation à l’argent est plus transactionnelle.Les salaires sont considérés comme des données de marché, non comme un sujet intime. Dans la tech américaine, la culture “open” (GitLab, Buffer) a même conduit à des politiques de transparence radicale : tous les salaires sont publics, ainsi que les formules de calcul.
Ces différences expliquent pourquoi la transparence salariale avance plus lentement dans les pays latins : elle remet en cause un tabou culturel et une logique hiérarchique profondément ancrée.
La transparence exige une structure RH irréprochable
Des grilles claires et défendables
La transparence repose sur une ingénierie RH solide : classification précise des postes, critères d’évaluation stables, niveaux de compétences explicites. Avant de publier une grille, une entreprise doit s’assurer qu’elle ne souffre d’aucune incohérence. Sinon, la transparence agit comme un projecteur sur des injustices latentes : deux personnes au même poste avec un écart de 20 % sans justification deviennent une bombe sociale.
Une exigence d’excellence RH
Mettre en œuvre une transparence de niveau 1 ou 2 (principes et fourchettes publiés : voir plus bas) suppose une direction RH de haut niveau : outils d’évaluation fiables, revues d’équité salariale régulières, managers formés à parler d’argent (on en est loin !) et à expliquer les écarts. Autrement dit, la transparence est un test de crédibilité : si la DRH ne peut pas expliquer chaque écart, la démarche se retourne contre elle.
Transparence et lien collectif : vers une individualisation du rapport salarial ?
De la transparence à la négociation individuelle
La transparence totale, c’est-à-dire la publication des salaires individuels, change la nature même du lien salarial. Quand chacun connaît le salaire des autres, le rapport de force devient personnel :
“Si lui gagne 10 % de plus que moi, je vais négocier pour harmoniser vers le haut.”
Cela renforce une logique de marché interne : chaque salarié devient un acteur économique qui défend son intérêt individuel (c'est déjà le cas sur les postes de direction dans les très grandes entreprises). Cette dynamique peut stimuler la responsabilisation — chacun connaît sa valeur — mais elle peut aussi intensifier la compétition interne et fragiliser la cohésion.
La non-transparence comme ciment collectif
À l’inverse, la non-transparence, surtout dans les entreprises à forte représentation syndicale, joue parfois un rôle de cohésion sociale. Les revendications se construisent collectivement : on défend une égalité de traitement ou une revalorisation de branche, pas une comparaison individuelle. Le secret relatif du salaire renforce donc le pouvoir d’action collective : la négociation reste un acte social, pas une transaction isolée.
Deux modèles en tension
Logique individualiste (transparence totale) | Logique collective (non-transparence) |
Chacun négocie selon sa performance perçue | Le collectif défend une équité de principe |
Valorise la compétence individuelle | Valorise la solidarité entre salariés |
Peut créer de la concurrence interne | Peut entretenir du flou mais aussi de la cohésion |
Nécessite une culture de marché interne | Nécessite une représentation collective forte |
En résumé :
La transparence totale correspond à une culture libérale du travail (mérite, contrat individuel).
La non-transparence s’inscrit dans une culture sociale (égalité, régulation collective).
Une question de maturité organisationnelle
La question n’est pas de choisir l’un contre l’autre, mais de comprendre ce que la transparence transforme : le passage d’un contrat collectif implicite (“l’entreprise est juste”) à un contrat individuel explicite (“je peux vérifier et défendre ma valeur”). Les entreprises doivent donc apprendre à réconcilier les deux logiques : préserver la solidarité tout en rendant visibles les règles du jeu.
Les différents niveaux de transparence
Transparence des principes : expliquer les critères de rémunération (poste, compétence, performance).
Transparence des fourchettes : rendre visibles les plages de salaires par métier ou niveau.
Transparence totale : rendre chaque salaire individuel public.
La majorité des entreprises s’arrêtent au niveau 2, qui offre un bon équilibre entre clarté et confidentialité.
Les bénéfices attendus
Réduction des fantasmes et rumeurs internes.
Meilleure compréhension des parcours de carrière.
Réduction du turnover lié à un sentiment d’injustice.
Image externe plus forte (équité, inclusion, confiance).
La transparence ne détruit pas la compétitivité, elle renforce la cohérence.
Les limites et faiblesses
Risque de tensions internes si les écarts révélés ne sont pas justifiés.
Choc culturel : certaines entreprises n’y sont pas prêtes.
Rigidification : trop de visibilité peut bloquer la flexibilité managériale.
Pression accrue sur les managers, qui doivent expliquer les écarts.
Risque juridique : si les critères sont mal documentés, la transparence peut générer des litiges.
Conclusion
La transparence des rémunérations n’est pas une mode, mais une mutation culturelle profonde. Elle oblige les entreprises à se regarder dans le miroir : leurs discours sur l’équité, la reconnaissance et la confiance sont-ils crédibles ? La transparence ne crée pas la confiance — elle la rend possible, à condition que la structure salariale soit juste et maîtrisée.
Photo : freepik
[1] Directive (EU) 2023/970 — transparence salariale (Equal Pay & Pay Transparency Directive)
Le texte législatif lui-même instaure des obligations de transparence et des droits d’information pour les salariés, ce qui implique qu’un manque de transparence était jugé un problème à corriger. Consilium+3Lexology+3PwC+3
Consilium (site officiel de l’UE) indique que les entreprises devront partager des informations de salaire et réagir si l’écart hommes-femmes dépasse 5 %. Consilium
[2] Eurofound : “Ten points about pay transparency in Europe’s companies”Cette analyse examine le retard de la mise en œuvre des mesures de transparence salariale dans de nombreux États européens. Eurofound
Mercer – 2024 Global Pay Transparency Survey Report
“Overall, Europe will likely see a greater increase, with 43 % of organisations in continental Europe … agree that pay transparency is an expectation of candidates.” Mercer
Cela montre déjà une attente forte du marché pour plus de clarté salariale, ce qui appuie l’idée d’une insatisfaction ou d’un malaise latent.
Aon – The 2025 Europe Pay Transparency Study
Extrait : “13 % of companies feel that they are ready for pay transparency.” Aon
Cette statistique montre l’écart entre la pratique actuelle et la préparation pour plus de transparence.







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