La culture d'entreprise a un impact significatif sur le succès ou l’échec d’un plan stratégique. En d’autres termes, aussi bien conçue soit-elle, une stratégie peut ne pas être efficace si elle n’est pas alignée sur la culture dominante de l'organisation. La tentation est alors grande chez les dirigeants, souvent peu familiers des concepts de psychosociologie, de vouloir changer la culture afin de mieux préparer le changement de stratégie. Dans le meilleur des cas, c'est dans cet ordre qu'est énoncé l'objectif. Dans le pire des cas, on change de stratégie en espérant que la culture, comme l'intendance, suivra… Or, réussir à changer de culture du haut de la pyramide hiérarchique est très rare. C'est ce qu'explique ce papier.
Partons du modèle de culture organisationnelle composé de trois niveaux (1) : les artefacts, les valeurs proclamées et les hypothèses de base. Les artefacts sont les éléments visibles et tangibles de la culture. Ceux-ci incluent des éléments tels que les codes vestimentaires, l’aménagement des bureaux, les symboles, les slogans et les rituels. Les artefacts sont relativement faciles à modifier, car ils sont aisément observables et peuvent être ajustés pour refléter de nouvelles priorités. Par exemple, une entreprise peut introduire des codes vestimentaires décontractés pour signaler une évolution vers des comportements plus détendus et - en théorie - plus favorables à l'innovation. A cet égard, le poids de l'exemplarité de l'équipe de direction est considérable.
Sous-jacents aux artefacts visibles, se trouvent les valeurs proclamées : elles énoncent la culture d'entreprise souhaitée par les dirigeants. Les valeurs sont - en théorie - les principes fondamentaux qui guident les décisions, les actions (et donc les comportements) des membres de l'entreprise. Ce sont les croyances qu'une entreprise prétend défendre. Celles-ci sont souvent articulées dans les énoncés de mission, de vision d'entreprise. Changer ces valeurs adoptées demeure relativement simple : il s'agit le plus souvent de déclarations des dirigeants. Toutefois, les énoncer ne garantit pas qu’elles seront adoptées ou mises en pratique, si, pour le dirigeant, simplement proclamer ces valeurs revient à considérer qu'elles existent. Par ex. l'exercice ne peut se limiter à énoncer "En tant que dirigeants de notre entreprise, nous nous engageons à faire de l'intégrité et la transparence nos valeurs fondamentales. À partir de ce jour, chaque décision que nous prendrons sera guidée par ces principes, et nous travaillerons sans relâche pour maintenir la confiance de nos clients, de nos employés et de nos partenaires." Ceci ne restera qu'un bel exercice de rhétorique, si les membres de l'équipe dirigeante ne commencent pas à les adopter.
Mais pour que ces valeurs proclamées soient réellement opérantes, elles doivent s'appuyer sur des hypothèses de base en cohérence avec elles. Il s'agit ici de croyances profondément ancrées et parfois inconscientes, souvent tacites sur la manière dont les choses devraient être faites. Issues des expériences passées (échecs et succès), résultats d'interactions collectives, elles constituent le fondement de la culture de l'entreprise et façonnent la façon dont employés et dirigeants perçoivent leur environnement de travail et prennent leurs décisions. Par ex. il y a de fortes chances que la valeur de transparence évoquée dans l'exemple, ne résiste pas longtemps à l'hypothèse tacitement partagée par les dirigeants que les collaborateurs ne sont pas capable de comprendre la logique financière de l'entreprise et que, par conséquent, la transparence doit rester relative à cet égard. Par ex. 2, chez Apple, l'importance de l'innovation est une hypothèse largement partagée. Elle encourage la prise de risques et la créativité. Les croyances façonnent la culture informelle de l'entreprise, y compris les histoires, les mythes et les rites qui les renforcent en retour. Cette approche a conduit à la création de produits révolutionnaires comme l’iPhone et l’iPad.
On voit que la notion même de culture d'entreprise est à prendre avec précaution. C'est encore plus vrai avec l'exercice du changement culturel car il s'effectue à plusieurs niveaux, ce que bien des comités de direction ne prennent pas en compte.
Un changement superficiel. S’il est relativement facile de modifier les artefacts et de proclamer de nouvelles valeurs au sein d’une entreprise, le véritable défi réside donc dans le dévoilement voire le changement des hypothèses sous-jacentes profondément enracinées qui constituent le fondement de la culture d’entreprise. Les dévoiler est souvent impossible : comment signaler par ex. le fait que c'est l'appartenance à certaines écoles et aux réseaux qu'elles ont constitués qui permet de donner une accélération notable à sa carrière ? Il faudrait alors dévoiler l'hypothèse de base, sous jacente à ce fait social : « les représentants de notre école sont les plus aptes à diriger cette entreprise. Sa direction doit donc légitimement nous revenir. » Dévoiler et changer (donc faire évoluer cette culture) nécessite un niveau d'effort auquel peu d'équipes dirigeantes consentent vraiment.
Un trait d'union manquant. Les dirigeants préoccupés de stratégie business, évaluent la performance de leur entreprise dans sa capacité à être compétitive, selon les critères d'évaluation macro économique. Le risque de manque de sensibilité à l'humain est inhérent à l'abstraction, à la globalisation des enjeux économiques. Les employés y sont considérées comme des ressources, ou comme des charges et, par définition, sont instrumentalisés. C'est à dire qu'ils sont nécessairement réduits à des concepts, schématisés, simplifiés. Le trait d'union entre ce niveau et la composante humaine individuelle, demeure pourtant la donnée essentielle de la problématique à résoudre : qu'est-ce qui fera que chaque acteur changera de comportement, au quotidien, afin de rendre l'exécution de la stratégie adoptée par les dirigeants, efficace ? La proclamation d'une nouvelle culture ne produit pas les facteurs de motivation indispensables à ces changements pour tous les acteurs clés. Les apprentissages passés ont modelé leurs cerveaux, en quelque sorte à leur insu. On ne peut pas faire comme si tous les cerveaux humains étaient équivalents. Ils sont tous différents anatomiquement par les réseaux neuronaux qu’ils ont privilégiés. Ces circuits neuronaux façonnent la façon dont les acteurs voient la réalité, organisent leur vie et interagissent avec les autres. Le phénomène de désapprentissage, indispensable dans le changement de culture est donc délicat à conduire. Dans un 1er temps, « l'acteur doit s'autoriser à "mettre en concurrence" l’idée (méthode, etc.) passée avec l'idée présente : comparaison des éléments, le renoncement à l’« idée d’une perte » =accepter de sortir de l’idée qu’on perd quelque chose d’irremplaçable. » (2) Dans le système cérébral humain, ce qui est acquis, est difficile à déloger.
Humain, trop humain ? L'équipe de direction reste le vecteur le plus puissant de la culture d'entreprise. Elle est souvent considérée comme sachante et unifiée. Or, il ne faut pas oublier que le dirigeant est une personne, que l'équipe de direction est rarement une réelle équipe (voir ici). À ce titre, ces acteurs relèvent également des compétences et des contraintes humaines ;) Ils sont face à leur propre nécessité de changement alors même qu'ils doivent résoudre ensemble des problèmes ardus, tout en étant aux prises avec leurs limites de compétences dans l'exécution de la stratégie prévue. Et on leur demande en plus de modéliser les comportements souhaités et renforcer systématiquement les nouvelles normes culturelles ; ce qui matérialise le fait que leur engagement se prolonge au-delà de la simple rhétorique.
Une communication descendante qui ne fait que la moitié du travail. Bien entendu, le PDG et son équipe de direction doivent être des communicateurs efficaces, capables de raconter une histoire (storytelling) qui inspire et motive les employés, lesquels sont alors en mesure de produire du sens à leurs actions. En utilisant des anecdotes, des exemples concrets et des arguments pertinents, ils influencent la façon dont ces employés voient l'entreprise, ses objectifs et son rôle dans son environnement. Mais il faut encore qu'ils encouragent une communication ascendante, c'est-à-dire l'écoute des préoccupations, des idées et des commentaires des employés par petits groupes, garants d'un échange réel. Cette communication dans les 2 sens, leur permet de mieux comprendre les besoins et les attentes des employés, ce qui peut faire évoluer les hypothèses de base. Inutile de préciser que l'aspect ascendant n'est pas suffisamment utilisé et l'équipe de direction entière rarement sollicitée.
L'effet "blast" (diffuser les nouveaux éléments de la culture d'entreprise partout en même temps) n'est pas souvent orchestré. En mode projet, on dirait que toutes les tâches sont menées en parallèle, afin d'éviter une discordance qui ruinerait l'effet crédibilité recherché. Sont concernés : le reformage des programmes de formation, des dispositifs de rémunération et systèmes de récompenses et de reconnaissance, des évaluations de performance et des processus de décision. Si les trois niveaux des hypothèses de base, des valeurs et des artefacts ne sont pas recréés dans chaque métier, chaque projet, la nouvelle culture n'aura rien pour s'enraciner dans la réalité des routines quotidiennes.
Le changement de culture d'entreprise est un projet de long terme. Il faut du temps pour que de nouveaux comportements et de nouvelles valeurs s’enracinent profondément et remplacent les anciennes hypothèses. L’ignorance, l'impatience ou les tentatives de précipiter le processus peuvent conduire à de la résistance et à l’échec. Les dirigeants, acteurs du changement de culture d'entreprise, savent qu'il implique l’abandon des anciennes méthodes et l’adoption des nouvelles. Ils ne prévoient pas toujours le stress, l'inconfort, les erreurs qui seront commises. Surtout, s'ils sont prêts au ton churchillien, ils doivent lire le discours de l'ancien Prime Minister jusqu'au bout et produire des éléments permettant aux employés de se motiver afin supporter cette période de manque de repères qui peut durer .. plus longtemps que leur plan de communication.
(1) Edgar H. Schein, Organizational Culture And Leadership, 5th Edition, 2017
(2) Bernadette Lecerf Thomas, Neurosciences et management, 2009
Illustration : Freepik
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