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  • Photo du rédacteurErwan Hernot

Une stratégie efficace suppose une culture appropriée : l’exemple russe/ukrainien


Si les comparaisons entre le fonctionnement des armées et celui des entreprises n’est pas toujours judicieux, tant les contextes sont différents, la comparaison du management des deux armées en présence à l’Est de l'Europe peut être pertinente. Pourquoi la supériorité russe n'est-elle pas évidente ? (1) Quelle réponse peut-on proposer en étudiant deux styles de management ? C’est l’objet de ce papier. Attention : il pourrait toutefois choquer certain(e)s lecteurs-trices par la sécheresse de l'analyse. Il n'est pas dans mon intention de nier les horreurs d'une guerre, je reste cependant sur un constat purement managérial que je maîtrise mieux.


Civils ou militaires, les dirigeants doivent reconnaître le contexte dans lequel leur projet évolue ; c'est à cette condition qu'ils seront capables de dessiner la bonne stratégie. Dans les premiers temps de la guerre, les généraux russes pensent avoir affaire à un terrain compliqué mais qu’ils connaissent. Ils seront capables de relier les causes et les effets et ainsi d'interpréter une situation pour laquelle, ils auront plusieurs bonnes réponses à leur disposition. La complication ne tiendra pas face au bon diagnostic des experts c'est-à-dire ici le renseignement pré déclenchement de l’ « opération spéciale ». Le présupposé est une conquête et un effondrement rapide du régime ukrainien. Fort de cette certitude, c'est l'état-major qui pilote les officiers en situation sur le terrain. Toutes les dimensions et tous les éléments sont pris en compte, grâce à la méthode analytique et déductive. Or, lorsque les plans et les communications sont détruites, les instructions sont mal exécutées, les informations sont mal comprises, des situations imprévisibles surviennent et des erreurs sont commises. Un grand nombre de sujets échappe à la rationalité originelle parce que l’indétermination y est trop grande ou que l’esprit humain - même russe - ne peut pas tout considérer. L'acronyme VUCA (volatilité, incertitude, complexité et ambiguïté) fréquemment utilisé, est ici particulièrement adapté. Peut-être faudrait-il que l'armée russe considère plutôt avoir affaire à un terrain chaotique ? Les généraux russes pourraient alors renoncer à croire qu’ils vaincront une réalité par nature complexe et imprévisible et devraient conduire leurs actions en l’acceptant. Face aux impasses de s’appuyer sur des règles très précises mais illusoires d'une planification d'état-major qu'il faut absolument respecter, la seule réponse possible serait de privilégier des règles simples, mais rigoureuses, qui n’élimineraient certes pas totalement le risque, mais le réduiraient à un niveau plus bas que celui résultant de la conduite des troupes avec des instructions inadaptées. Il reste que cette façon de manager s’appuie sur des croyances et des normes de comportement profondément enracinées. Culturellement, le management directif est plutôt la norme dans la société russe (2). L’auto-expertise (je me sens fondé à donner mon avis sur un sujet dont je ne suis pas spécialiste) semble également habituelle : Vladimir Poutine intervient dans l’élaboration de la stratégie. A l’opposé, Zelenski et ses généraux ont, chacun, leur périmètre d'intervention. Plus encore, l’armée russe a « récupéré » des commissaires politiques comme au temps de l'armée soviétique (3). La remontée des informations contrariantes vers les niveaux hiérarchiques supérieurs est incomplète voire inexacte. Tout ces traits culturels édifient autour de la possible erreur de commandement un blindage d’une remarquable étanchéité (4). On peut constater une erreur profonde et ne disposer d’aucune voie pour la corriger. L'important est moins la compétence que le grade. Dans les organisations fondées sur la division du travail, ce qui est le cas d’une armée nationale (aérienne, terre, mer, espace, cyber), les sujets techniques sont évidemment validés et décidés en dernière étape par une instance de direction généraliste. Si on ne possède jamais une connaissance complète d’un sujet, les réunions de coordination sont théoriquement là pour rassembler les éléments du puzzle. Ici la confrontation est redoutée et évitée. La plupart du temps, le comité de direction généraliste fait confiance au groupe de travail qui a préparé la décision technique et se contente de valider le projet. Mais ce n’est pas toujours le cas. Les officiers généraux ne font pas confiance aux officiers subalternes : ils ne sont pas considérés comme capables et/ou loyaux. Un sujet technique peut relever d’une logique purement hiérarchique, le comité généraliste peut intervenir de façon précise sur ce sujet sans être véritablement compétent sur cet élément. La coordination sur une question précise est alors effectuée par des acteurs qui n’en possèdent qu’une connaissance lointaine.


Existe-t-il un modèle d’organisation idéale permettant d’éviter la mauvaise décision ? C'est un arbitrage qu'il faut refaire à chaque nouvelle information. La fiabilité d’un système nécessite le découpage des tâches et la décentralisation. C'est ce qui permet la spécialisation et donc l'excellence technique. Mais l’efficacité inter-armes impose une excellente coordination, donc la centralisation. La solution pourrait être la liberté (décentralisation) dans un cadre (centralisation). Celle-ci permet à chacun d’intégrer comme des automatismes les valeurs et les procédures communes de l’organisation, préalables aux actions qui restent à inventer. C'est le parti pris managérial de l'armée ukrainienne dont la première « rencontre » avec les Russes en 2014, l’a forcée à redéfinir son approche de la guerre, à repenser comment concevoir une stratégie à long terme, à mettre en œuvre correctement des mesures tactiques et à diriger les troupes. En conséquence, l'armée ukrainienne a transformé sa hiérarchie traditionnelle pour créer de nouveaux modèles de management, qui revisitent le leadership, la formation, la discipline renforcée d'une logistique efficace, le tout enveloppé dans sur un élément essentiel : le moral basé sur une culture de confiance et d’initiatives. Le plus remarquable est probablement d’un point de vue managérial, le « mission command » issu de l’Auftragstaktik prussien.


Ce modèle managérial (proche du civil « responsabilisation » ou « empowerment ») tient compte de la réalité d'un terrain chaotique, partant du principe qu’il crée aussi des opportunités dans un large éventail de contextes. C'est ce qu'a compris l'état major ukrainien en s'appuyant sur trois principales compétences : la résolution de problèmes complexes, la pensée critique et la créativité. Pourvus d'un cadre mais en équipes autonomes, les militaires ukrainiens cherchent ce qui fonctionne au lieu de chercher les réponses qu’on attendrait d’eux ; ils prennent à leur niveau des mesures immédiates pour rétablir l'ordre sur le chaos. Le leadership est basé sur des modèles émergents qui ont effacé bon nombre de caractéristiques autoritaires produits par des décennies d'entraînement militaire soviétique. C’est un modèle plus agile que le modèle russe. Dans les équipes, sur le terrain, ce concept opérationnel peut aller jusqu’à transférer un pouvoir de décision vers des acteurs sans haute position hiérarchique, mais détenteurs d’un savoir et en prise directe avec les opérations. Lors de certaines phases, leurs connaissances et leur lien avec le terrain justifient qu’ils héritent temporairement du pouvoir de décision sur des choix importants. La migration du pouvoir vers le bas ne se fait toutefois pas en direction d’un individu isolé et en excluant le chef : c’est toute la pyramide, y compris sa pointe, qui devient collégiale. Ce « mission command » nécessite une culture différente de la culture militaire russe : plus de liberté et plus de confiance entre les dirigeants et les subordonnés. Avec le mission command, les officiers généraux décrivent aux subordonnés le résultat final envisagé et laissent aux officiers subalternes la liberté d'initiative pour atteindre ce résultat final. À partir d'un même constat : « la stratégie est importante », on aboutit alors à deux modes opératoires complètement opposés : coté russe, la stratégie est si importante qu'elle doit être réservée à l'élite c'est-à-dire aux officiers supérieurs ; les autres doivent simplement l'exécuter. Dit autrement : la stratégie c'est la partie noble. Côté ukrainien, la stratégie est si importante qu’un maximum de soldats doit la comprendre. Or, dans la guerre du XXIème siècle on a besoin d'individus aptes à diriger, quel que soit le poste qu'ils occupent. Si le leader n'a pas de stratégie et/ou que l'équipe ne comprend pas son intention stratégique, il devient difficile de former un plan d'attaque ou un plan d'action. Lorsque tous les membres de l'équipe comprennent l'intention stratégique du leader, cela conduit à un groupe flexible, capable de la traduire en fonction des circonstances rencontrées, modifier les tactiques et saisir les opportunités qui se présentent.

Le mission command suppose de la cohérence dans toute la ligne hiérarchique. Les paroles doivent correspondre aux actions. La cohérence permet une certaine prévisibilité. Dans ce cas, la confiance déjà évoquée entre le leader et son équipe est renforcée. En temps de guerre, il est extrêmement important pour les officiers subalternes de gagner la confiance de ceux qu'ils dirigent. C'est cette confiance qui permet à l'officier de lancer son peloton dans une opération très risquée : ses soldats comprennent le danger mais savent également la solidarité de leur pairs et de leurs officiers. Le mission command suppose aussi des individus capables d'endosser leur responsabilité et d'expliquer leurs décisions. D'une certaine façon, l'officier doit rendre des comptes à ses subordonnés. Ces derniers, peuvent poser la question souvent taboue parce que jugée paralysante : « pourquoi ? » ils font ainsi toujours le lien entre ce qui est exigé d’eux et le sens de l'objectif.

Le mission command est d'autant plus efficace que les officiers favorisent un écosystème d'apprentissage par l'expérience. Si c'est l'une des méthodes les plus efficaces pour préparer les leaders à affronter la réalité du terrain. L’excellence constatée aujourd'hui dans une opération ne garantit pas une répétition le lendemain car le contexte aura changé. « L’interaction éducative permanente » (X) selon la formule de Christian Morel se retrouve dans les rangs de l'armée ukrainienne. Pour s'en convaincre il suffit d'étudier la vitesse à laquelle ils apprennent à manier les matériels étrangers qu'ils reçoivent. Il s'agit d'interaction permanente entre tous les acteurs, dans tous les sens, c'est un processus intense de formation sur le terrain. Ce n'est pas vécu comme une exception mais au contraire comme une activité formatrice totalement intégrée aux relations ordinaires : la socialisation, les conversations, les relations de camaraderie. Il est assez difficile de dissocier un temps de formation des autres temps d'échanges entre soldats. Apprendre signifie à la base qu'on ne sait pas : l'humilité est encore un trait de caractère qui se doit d'être partagé dans tous les rangs du haut en bas. Si tous veulent obtenir des réussites majeures qui ont un impact décisif sur la guerre, ils ont compris que leur ego et leurs ambitions doivent passer au second plan. Côté russe, l'armée ne s'améliore pas vraiment depuis le début du conflit. Elle rajoute des hommes ligne d’assaut après ligne d’assaut mais elle ne s'adapte donc pas : elle n'est pas capable d'apprendre.

Enfin, dans l'époque parfois cynique qui est la nôtre, nous avons tendance à privilégier les compétences sur les traits de caractère. Or, les deux sont fondamentaux. Lorsqu'il a déclaré que « la culture détermine et limite la stratégie », Edgar Schein (5) a souligné l'importance du facteur humain dans toute entreprise. Aussi détaillée et solide que soit votre stratégie, si les personnes qui l'exécutent ne possèdent pas la culture appropriée (croyances, normes, comportements), vos projets échoueront. La confiance et la liberté sont requises par le concept de mission command : la liberté d'expression, l'originalité de la pensée, même en cas de désaccord, est précieuse. Elle permet de meilleures décisions opérationnelles dans la mesure bien évidemment où chaque acteur respecte ladite décision et la met en œuvre. C'est le pied de nez - tragique - de sociétés ouvertes et vilipendées, il y a encore quelques mois, par les régimes des « hommes forts », pour ces mêmes caractéristiques considérées comme des faiblesses …


(1) Le Collimateur, podcast de l’IRSEM, Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire, « Comprendre les contre-performance de l'armée russe » avec le général de corps d'armée Michel Yakovlef

(2) Erin Meyer, INSEAD, The Culture Map, 2014

(3) https://www.reuters.com/article/us-russia-military-politics-idUSKBN1KL1VA

(4) L'analyse de Christian Morel, Les décisions absurdes, sociologie des erreurs radicales, 2002 à 2012, selon les tomes parus m'a ici aidé

(5) Edgar Schein, Organizational Culture & Leadership, 1985 pour la première édition


Photo : Sebastian Arie Voortman


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