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  • Photo du rédacteurErwan Hernot

L'autonomie des salariés : un chantier ouvert (et pas prêt de se fermer;)

Holacratie, sociocracie, etc. L'autonomie des salariés est à la mode. Ce papier vous propose de prendre un chemin totalement contre intuitif. Si on prend une définition complète du concept "autonomie", on découvre - parfois - une alliance objective entre le travail et le capital pour NE PAS acquérir d'autonomie !



L'entreprise est, par définition, le lieu d'organisation du collectif : les activités de plusieurs personnes sont nécessaires pour accomplir sa finalité. Elles supposent une coordination qui peut prendre plusieurs formes organisationnelles (fonctionnelle, divisionnelle, etc.) Chacune distingue plusieurs types de décision et en réserve certains à des membres précis de l'organisation selon un principe d'efficacité. Si, pour les besoins de ce papier, on prend le critère d'autonomie pour qualifier les entreprises, on peut distinguer plusieurs modèles.

1er modèle : hiérarchie, processus rigoureux dans un environnement stable. L'entreprise est guidée par ses objectifs et orientée profits, toute sa gestion est optimisée en ce sens. L'autonomie des individus est rarement perçue comme une priorité. Elle n'est considérée que si elle sert ces objectifs.Prenons un exemple : si la finalité d'une entreprise consiste à construire une armoire, la définition de ce qu'est une armoire et sa conception est adoptée par les dirigeants dans la configuration taylorienne classique. Un guide de construction de l'armoire est conçu et distribué aux exécutants. Ce guide limite et conduit les activités des individus qui construisent réellement l'armoire. Il permet le pilotage et le contrôle de leurs activités. D'une certaine façon, l'entreprise « emprunte » ainsi à l'individu une partie de son autonomie et lui substitue un processus décisionnel. Les décisions que l'entreprise prend pour cet individu 1. précisent ordinairement sa fonction, c'est-à-dire l'étendue générale et la nature de ses actions ; 2. attribuent l'autorité, c'est-à-dire déterminent qui, dans l'entreprise, aura le pouvoir de prendre d'autres décisions pour lui et 3. fixent toutes autres limites à son choix, qui sont estimées nécessaires pour coordonner les activités de plusieurs personnes. L'entreprise est ainsi caractérisée par la spécialisation : des tâches particulières sont déléguées à des individus (ou groupes = équipes, services, départements...) particuliers. Cette spécialisation prend la forme d'une division verticale du travail. Une pyramide hiérarchique est installée. Les fonctions décisionnelles sont attribuées à chaque niveau : personnel d'exploitation ou d'exécution et personnel de supervision, de direction. La spécialisation est aussi horizontale : c'est la division du travail où les différentes activités/métiers sont identifiées et coordonnées. Les raisons pour lesquelles les collaborateurs opérationnels sont privés d'une partie de leur autonomie dans la prise de décisions et soumis à l'autorité et à l'influence des superviseurs se justifient dans la supériorité de cette organisation sur la spontanéité de chaque individu non coordonné aux autres dans un environnement stable. Le développement des processus permet une exécution sécurisée (c'est-à-dire optimisée et reproductible). De facto, les libertés décisionnelles des collaborateurs de première ligne sont très limitées. Les commerciaux, le personnel des centres d'appels ou les ouvriers de la chaîne de montage semblent généralement enfermés dans un carcan de règles et de procédures.


Dans le modèle suivant, plusieurs raisons peuvent expliquer pourquoi les salariés gagneraient en autonomie : 1. les entreprises seraient orientées clients plutôt que profits, 2. les imprévus l'exigent 3. l'époque change et l'économie avec elle.

1. Entreprise orientée client. On laisse la main aux collaborateurs : ce sont ceux qui sont proches des clients, qui les connaissent le mieux. Ce sont donc eux qui engagent les moyens de les satisfaire. Ce n'est absolument pas d'actualité, malgré ce que peuvent proclamer les campagnes marketing sur la prétendue proximité client. De façon générale les entreprises du CAC 40 sont majoritairement détenues par des fonds anglo-saxons (je pars ici de l'hypothèse qu'il serait plus facile de convaincre des investisseurs européens de se satisfaire d'un retour sur fonds propres de 8 à 9 %) pour qui le retour sur fonds propres, c'est 15% (1). À ce taux, on reste focus sur le profit et donc sur le modèle précédent. Du reste, la très grande majorité des objectifs assignés aux dirigeants restent cantonnés sur du court terme (2). Exit donc l'autonomie : on reste dans le travail contraint par les innombrables processus.

2. Face aux incertitudes du monde VICA et de la pandémie, les entreprises n'ont toutefois pas eu d’autres choix que celui de cultiver l’humilité, l’autonomie et la responsabilité de leurs collaborateurs. Les approches adoptées ont été pragmatiques, empiriques, simplifiées et centrées sur des acteurs considérés comme des «humains-citoyens » plutôt que des employés. Les résultats ont été financièrement payants (voir les résultats postés par les entreprises du CAC 40). C'est le vrai juge de paix. La question est de savoir si l'autonomie qui a été accordée sera pérennisée...

3. L'époque change. L’économie contemporaine est de plus en plus « relationnelle » (3), en ce sens que les performances dépendent de plus en plus de la qualité des relations entre les individus. Plus les systèmes techniques sont intégrés, et donc fragiles (on peut ici encore faire référence aux tensions sur les chaînes de valeur lors des premiers mois Covid) , plus la véritable source de l’efficacité est « relationnelle ». Lorsque les systèmes techniques ont franchi un certain seuil de complexité et lorsque la concurrence a obligé les firmes à mettre au premier rang des critères dits « hors coûts », comme la qualité, l'innovation, les modes tayloriens traditionnels ne sont plus pertinents. Comment gagner en innovation ? En permettant aux forces centrifuges de s‘exprimer. Pour filer la métaphore taylorienne : en supposant que les rouages peuvent dans une certaine mesure tourner seuls, s’autonomiser, s’ajuster. Comment obtenir un bon niveau de qualité ? En instituant un véritable dialogue ouvert entre les concepteurs des produits et ceux des process, les opérateurs d’exploitation, les services de maintenance, les services d’après-vente. Or ce type de dialogue ne peut pas être coulé dans un moule transactionnel rigide (l'acteur ne fait que ce qui est prévu dans le contrat). La performance repose moins sur la qualité et le coût des diverses ressources que sur l’intelligence de leur combinaison, autrement dit l’efficacité de l’organisation et des échanges entre acteurs. Et là, le manque d'autonomie devient un problème, car il est impossible de libérer les capacités humaines, conditions sine qua non d'une certaine qualité des relations entre acteurs, sans d'abord étendre la portée de leur autonomie. L'autonomie combine en fait trois éléments : la faculté déjà évoquée de choisir par soi-même (quand et où on travaille, par exemple, en environnement hybride), la capacité d’agir sans l’intervention d’un tiers (auto-organisation de ses tâches). Mais c'est aussi le fait – pour un individu de disposer des ressources nécessaires à la réflexion et à l’action et donc de prendre ses responsabilités et gérer les situations difficiles. Cette responsabilisation de l'individu complète son autonomie : il devient auteur et acteur de son projet.


Dans un modèle d'organisation qui privilégierait l'autonomie, la gouvernance serait plus fluide, car elle serait libérée de ses processus décisionnaires pesants. Ce serait l’ère du management horizontal avec à la clé une capacité d’adaptation optimale des entreprises, parfaitement agiles. Avec l'autonomie, vient la confiance, monnaie des changes indispensable dans les relations entre adultes responsables que sont désormais les travailleurs du savoir du XXI siècle. C'est ici que vous pouvez placer tous les modèles qui se développent aujourd’hui : holacracie, sociocracie, organisation organique, etc. Ils ont tous en commun d'établir des structures décomposées en équipes plus restreintes, autonomes, fixant elles-mêmes leurs objectifs. Exit le paternalisme d’entreprise, les salariés réduits au rang de simples exécutants ? La décision désormais entre les mains des plus légitimes ou des plus créatifs ? La crise de la Covid-19 a en tout cas renforcé la conviction qu'il faut maintenant augmenter l’autonomie des acteurs. Lesquels s'investissent dans des rôles variés, adaptatifs et flexibles ; ils y acquièrent des connaissances et une formation transversales. La remise en question de l’unité de commandement voire une moindre rentabilité seraient alors le prix de l'autonomie pour l'entreprise : moins contraints par la structure et le métier, les collaborateurs endosseraient alors une plus grande responsabilité par un jeu de vases communicants. Mais c'est un prix que ces derniers ne sont pas toujours... prêts à payer ! Aussi contre-intuitif que ça puisse paraître, le mode d’organisation du travail taylorien, toujours dominant dans l’industrie comme dans les services, permet en effet aux individus de bénéficier d’une appréciable autonomie sans responsabilité ! Explication : dans le langage managérial courant, l’autonomie est décrite de façon incomplète, comme la seule possibilité laissée à des acteurs de faire un certain nombre de choses comme ils l’entendent. C'est plus complexe et ça vise en fait à ne dépendre de personne ou, à tout le moins, avoir réduit autant qu’il était possible son degré de dépendance aux autres (3). Dans les situations de travail, la recherche (ou la défense) de l’autonomie est l’objectif de loin le plus répandu : la dépendance est très difficile à vivre. Or, aujourd’hui l’imprécision voire l'arbitraire résultant d'obligations contradictoires issues des innombrables processus, nourrissent l’absence de prédictibilité des acteurs. Chacun d'entre eux, n'est plus prévisible pour les autres, c'est-à-dire qu'il a reconstitué une marge de manœuvre et sa part d'autonomie... sans prendre de responsabilités en se défaussant simplement sur les incohérences du système. Un exemple ? Remémorez-vous une mission transverse où chaque département vous impose les processus dont vous n'avez jamais entendu parler avant… Pour les acteurs nichés dans ces silos, ce sont les avantages de l'autonomie sans les inconvénients : on peut comprendre pourquoi il sera difficile de faire sortir les acteurs de ce système.


Avec les confinements, l'autonomie a gagné en crédibilité auprès des dirigeants. Mais l'exigence de retour sur fonds propres généralement admise dans les groupes cotés en bourse (CAC 40) permet peu d'essais / erreurs pour envisager un grand changement d'organisation à cet égard. Ajoutez le fait qu'une autonomie «complète » suppose une forte responsabilité des acteurs qui préfèrent pour certains s'abriter derrière les processus et vous avez une équation totalement inhabituelle : l'alliance du travail et du capital pour ne rien changer au système actuel !


(1) Les chiffres sont de Patrick Arthus, directeur de la recherche économique Natixis.

(2) Consulter l'information sur le site de Proxinvest

(3) Pierre Veltz, La société hyper industrielle, 2017

(4) Michel Crozier, Ehrard Friedberg L'acteur et le système, 1977 et tous les ouvrages de François Dupuy.


Photo : Dennis Futulan

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