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  • Photo du rédacteurErwan Hernot

«Mettre le client au centre » ça veut dire quoi ?


«Mettre le client au centre » est une formule en vogue depuis plus d'une dizaine d'années. Mais qu'est-ce que ça veut dire vraiment ? Ce papier en détaille les conséquences humaines et managériales....pas toujours bien mesurées.


Qu'est-ce qui est au fondement des choix de gestion de ressources humaines ? Probablement la stratégie d'affaires choisie par l'entreprise : comment se positionne-t-elle sur son marché vis-à-vis de ses clients ? « Mettre le client au centre » est une formule assez récente. Pendant les 30 Glorieuses, le rapport de force jouait plutôt en faveur des fournisseurs et non des clients. Les enjeux de la GRH étaient assez simples. Les plans de développement des activités étaient élaborés dans le contexte d'une forte croissance et sur des horizons temporels longs de 5 à 10 ans. La relation entre salariés et employeurs tenait d'un pacte tacite. En échange de la sécurité de l'emploi, l’assurance d'un revenu progressif, d'une évolution de carrière, le salarié demeurait loyal et attaché à son entreprise. Laquelle dictait le rythme des activités au gré de ses propres contraintes. C'est évidemment le client externe qui payait les éventuels dysfonctionnements correspondants. Le premier choc pétrolier a cassé cette régularité. De grandes entreprises se sont lancées pour la première fois, dans des restructurations. Elles ont été dans l'incapacité d'imposer leurs propres contraintes qu'elles soient techniques ou humaines. Le rapport de force s’est inversé : on a commencé à donner du pouvoir au marketing, porte-parole du client. C’est dorénavant ce client qui dicte ses choix aux fournisseurs. Deux stratégies émergent pour faire face a cet environnement hostile. La stratégie de domination par les coûts et la stratégie de différenciation. La première cherche à être le moins cher possible sur le marché. Les ressources humaines ne sont pas à la priorité. Ce qui est important, c’est de réduire les coûts, donc aussi la masse salariale. La seconde prend en compte le fait que, dans certains secteurs, le marché valorise d'abord une capacité à satisfaire les clients. Cette stratégie se donne pour priorité, de se différencier de ses concurrents par une offre plus qualitative et / ou plus innovante. Cette stratégie induit de mettre le client au centre de l’organisation et par conséquent de jouer sur deux leviers : le management et la gestion des ressources humaines.


Tout d’abord, les entreprises qui repensent leur organisation autour du client sont nettement moins confortables pour les salariés que celles qui restent basées sur leur logique interne. Dans une bureaucratie technique classique, l'organisation est claire et permet une sécurité des salariés. J'ai mon territoire clairement défini. Il m'appartient. Je fais ce que dit ma fiche de poste et le résultat d'ensemble n'est pas mon problème. Au contraire, penser « client » suppose de comprendre en profondeur son expérience (mais aussi celle de l’employé en contact avec lui) en terme de création de valeur. Ce que la transformation numérique rend aujourd’hui possible. Elle crée plus de valeur pour ce client existant ou potentiel en s’appuyant sur les technologies digitales. Avec les data, le client est de moins en moins virtuel et on connaît tout de son fonctionnement, de ses goûts. Exploiter ces données n’est d’ailleurs pas une nouveauté. Le changement d'échelle en revanche est déterminant. Par ex. chez Casino « avant on suivait 25 segments de clientèle aujourd'hui on a 1200 segments pertinents qui sont analysés »(1) C’est un portrait du consommateur branché en permanence, ses réactions et ses attentes sont presque instantanément analysées. La vitesse avec laquelle les entreprises doivent interagir avec lui, est primordiale.


Ce client très documenté, se prolonge dans son expérience qui devient déterminante : les façons de travailler changent pour l'améliorer. La coordination de la bureaucratie classique mettait en œuvre une suite de procédures derrière lesquelles, les salariés pouvaient se protéger de ce qui est le plus difficile et le plus coûteux psychologiquement : coopérer avec les autres. L’approche fonctionnelle et en silos n’est alors plus recommandée. La notion de territoire gardé par des fonctions spécialisées, est morte. Avec le client en tête, chaque salarié peut venir sur le territoire de l'autre, le challenger afin d'anticiper en poursuivant ce qui a été effectué et en évitant toute rupture dans l'action présente. Je fais ce qui me semble être au mieux pour le client. La coopération suppose un contact direct entre les parties et la négociation en face-à-face les décisions à prendre. La coopération est un ajustement entre des acteurs (2). Elle permet in fine une réduction de coûts. Ce n'est pas tant que le travail d'équipe est un concept nouveau, c'est plutôt qu'on peut maintenant établir des coopérations à grande échelle. De la même façon que les data ont rendu possible l'élaboration et l'usage des intelligences artificielles, la disponibilité massive, à portée de clics d'une multitude de cerveaux permet d’augmenter considérablement les capacités de prévision et d’innovation.


Si l'on veut aller vers plus de coopération il faut alors donner un accès égal à tous à la totalité de l'information. Pour interpréter ce qui est mieux pour le client, chaque acteur doit être convenablement informé. Le manager ne peut plus simplement exiger l'information qu'il désire, sorte de réminiscence hiérarchique, et faire, lui, peu de cas de l'information dont ses collaborateurs ont besoin. L’accès à ces données est une question à poser : les systèmes ERP et CRM restent fondamentaux dans les entreprises, mais les dirigeants doivent répondre aux questions : comment les alimente-t-on ? Comment utilise-t-on les données ? Pourquoi ne pas « libérer » ces informations qui y sont très souvent enfermées et les intégrer dans le quotidien des vendeurs par exemple ? L’élaboration de leurs offres aux clients n’en serait que plus pertinente. Pour maintenir la qualité de ces informations, il faut encore accepter d’en décentraliser les sources. Sam Walton, (3) fondateur de la chaîne de magasins discount Walmart : « ceux qui parlent au client sont les seuls à savoir vraiment ce qui se passe sur le terrain » même s’ils n'ont qu’une vision parcellaire de l'équation. Pour une plus grande réactivité et rapidité, c’est au plus près du terrain que doivent désormais se prendre des initiatives adaptées, à condition que les salariés aient les compétences, l’information, les moyens d’action et la latitude de décision nécessaires. D'une certaine façon, ces nécessités contredisent la croyance que le génie tient à des individus providentiels, sur diplômés, visionnaires ou ultra-performants. Il vaut mieux utiliser l’intelligence collective latente des collaborateurs avec l’aide d’équipes autonomes et alignées sur la stratégie et les attentes des clients, qui prendront rapidement les décisions nécessaires, sans obligatoirement devoir passer par la direction. Mais cette responsabilisation n’est possible qu’avec un certain niveau de compétences qui s'acquiert… en permanence.


En terme de développement des ressources humaines, les dirigeants ne sont alors plus tenus de définir ni de hiérarchiser les compétences qui doivent être maîtrisées, apprises, développées. L’équipe doit donc notamment maîtriser un processus itératif d’apprentissage, afin de mieux manoeuvrer dans son environnement, prendre ainsi les bonnes décisions et corriger rapidement les éventuels dysfonctionnements. L’apprentissage doit être évolutif à partir du moment où une entreprise accepte de coopérer pour gérer la complexité qui permet de coller à son marché. Idéalement, chaque collaborateur est capable de diagnostiquer ses besoins en apprentissage, et enclenche à son niveau le changement. A cet égard, les carrières sont moins linéaires et plus heurtées, conséquence directe d'une exigence de performance plus forte. Pour que les collaborateurs se saisissent de cette possibilité, le management doit changer de posture et créer un environnement dans lequel le salarié aura envie de prendre les initiatives contribuant à cette amélioration continue. La reconnaissance du « c’est celui qui fait pour le client, qui sait ce qu’il faut faire » évoquée précédemment ouvre la voie à l’application de la subsidiarité. Appliquée aux entreprises, elle signifierait que toute autorité part de la base, et non du sommet. Les collaborateurs de base délègueraient ensuite à des niveaux supérieurs de la chaîne le pouvoir de prendre certaines décisions ou de réaliser certaines actions qui leur paraissent secondaires pour leur travail. Autrement dit, une organisation d’entreprise « centrée client » laisserait au PDG, les décisions et les tâches que personne de ceux qui sont en-dessous de lui n’a eu envie ou n’a été capable de prendre ou de faire. On n’y est pas encore ;)


(1) Le propos est rapporté par un dirigeant du groupe, dans les Échos.

(2) François Dupuy l’a amplement démontré notamment dans l’ouvrage « Lost in management », 2011.

(3) Cité par Luc Bretonnes dans « l'entreprise nouvelle génération », 2020.


Photo : Ludvig Hedenborg

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