Pourquoi les comités de pilotage projet déraillent ? 3 pathologies récurrentes
- Erwan Hernot

- il y a 4 heures
- 7 min de lecture

Les comités de pilotage occupent une place centrale dans les dispositifs de gouvernance de projet. En théorie, ils sont conçus pour protéger les projets de l’isolement, arbitrer les compromis stratégiques et apporter l’autorité que le chef de projet ne peut légitimement exercer seul. Que l’organisation s’appuie sur une approche prédictive (ou waterdall pour les franglais), agile ou hybride, la promesse sous-jacente reste la même : le comité de pilotage existe pour garantir que les décisions impactant le périmètre, les coûts, les délais et les risques soient prises au bon niveau ET avec la bonne perspective. Dans la pratique, de nombreux chefs de projet ne vivent pourtant pas le comité de pilotage comme un levier. Ils le perçoivent plutôt comme une contrainte supplémentaire. Les réunions consomment du temps sans produire de décisions claires. Les dirigeants oscillent entre une plongée dans les détails opérationnels (que les chefs de projet qui n'ont pas connu l'appréhension du tunnel de questions, lèvent la main ;) ou à l’inverse, un évitement des responsabilités. Vous obtenez un accord en séance ? Il semble se dissoudre dès que les participants retournent dans leurs silos fonctionnels ! Progressivement, les chefs de projet développent une forme de lassitude (ou pire : de crainte) vis-à-vis de la gouvernance. Ils finissent par conclure que les comités de pilotage sont par nature politiques, inefficaces ou purement symboliques. Cette conclusion est compréhensible mais elle est trompeuse. Les comités de pilotage n’échouent ni par hasard ni principalement à cause des individus qui les composent. Ils échouent selon des schémas qui sont remarquablement récurrents. Ce qui apparaît comme une somme de comportements personnels — micro-management, désengagement, indécision — est en réalité l’expression visible de pathologies de gouvernance plus profondes et plus structurelles. Découvrir ces pathologies ; tel est l'objet de ce papier.
Trois pathologies récurrentes dans les organisations
Tous secteurs confondus, quels que soient la taille des projets ou la culture des organisations, on retrouve les mêmes défaillances. En plus, ces pathologies ne sont pas exclusives les unes des autres et alternent souvent au cours d’un même projet ! Ensemble, elles expliquent l’essentiel des difficultés de gouvernance rencontrées par les chefs de projet. Inventaire :
La première pathologie est l’ingérence technique
Elle apparaît lorsque les membres du comité de pilotage, souvent des dirigeants ou des responsables fonctionnels, franchissent la frontière entre gouvernance et exécution. Au lieu de se concentrer sur les priorités, les arbitrages et l’exposition au risque, ils interviennent directement dans les choix de solution ou les décisions opérationnelles. Ce comportement est particulièrement fréquent chez des dirigeants issus de parcours techniques, qui ont été promus pour leur expertise et peinent à s’en détacher face à l’incertitude ou à la pression. Je vous ramène ici au papier sur l'ingérence managériale. Vous vous en souvenez : cette attitude est rarement mal intentionnée. Elle est motivée par une volonté sincère d’aider. Malgré tout, ses effets sont délétères. Lorsque les décisions techniques sont remontées au niveau du comité, la proximité avec la réalité du terrain se perd. La responsabilité de l’équipe projet s’affaiblit, puisque les décisions ne lui appartiennent plus pleinement. L’initiative décline : chacun comprend que son jugement peut être remis en cause à tout moment. Progressivement, le rôle du chef de projet se transforme. Il ne pilote plus les arbitrages ; il devient un intermédiaire chargé de transmettre des décisions prises ailleurs et de rendre des comptes sur des résultats qu’il ne maîtrise pas totalement.

La deuxième pathologie : l’abdication déguisée en responsabilisation
À l’autre extrême on trouve la deuxième pathologie : l’abdication déguisée en responsabilisation. Dans ce cas, le comité de pilotage se retire de la prise de décision au nom de l’autonomie des équipes. Le chef de projet est encouragé à « décider », félicité pour sa prise d’initiative et assuré de la confiance des dirigeants. En apparence, cette posture s’inscrit parfaitement dans les discours managériaux contemporains. En réalité, elle masque souvent une incapacité ou une réticence à assumer des décisions difficiles ou politiquement sensibles. Les causes sont là encore systémiques. Dans les organisations matricielles, la responsabilité est souvent fragmentée. Les dirigeants peuvent craindre d’être tenus pour responsables de décisions aux conséquences incertaines. Dans des cultures peu à l’aise avec le conflit, l’arbitrage est perçu comme un risque plutôt que comme un devoir. Les décisions qui dépassent clairement le mandat du chef de projet sont alors repoussées vers le bas. Le projet avance, mais sans arbitrage explicite. Les risques s’accumulent silencieusement et, lorsqu’ils se matérialisent, ils sont interprétés comme des défaillances d’exécution plutôt que comme des manques de gouvernance.
La troisième pathologie est le faux consensus
La troisième pathologie est plus insidieuse et souvent la plus dangereuse : le faux consensus. Les comités de pilotage se réunissent, les échanges restent cordiaux et les décisions semblent unanimes. Pourtant, cet alignement apparent est fragile. Faute d’avoir exprimé et traité les désaccords réels, les décisions demeurent ambiguës. Chaque partie prenante quitte la réunion avec sa propre interprétation, et l’alignement se délite au moment de l’exécution. Le faux consensus trouve généralement son origine dans des normes culturelles qui assimilent harmonie et efficacité. Dans ces environnements, le désaccord est vécu comme une menace pour la cohésion ou l’autorité. Les comités deviennent des lieux d’information plutôt que de décision. L’absence de conflit visible est confondue avec l’alignement, alors même que les tensions fondamentales restent intactes. Pour le chef de projet, cette situation est particulièrement déstabilisante. Des décisions supposées validées doivent être réexpliquées, renégociées ou défendues en permanence, souvent dans des échanges informels qui, du coup, contournent la gouvernance officielle.
Pourquoi ces dysfonctionnements perdurent
Ces trois pathologies perdurent parce qu’elles ne relèvent pas uniquement des comportements individuels. Elles sont ancrées dans des structures organisationnelles et des cultures managériales. Elles sont renforcées par des droits de décision flous, par des héritages où les projets étaient considérés comme des activités périphériques, et par une philosophie projet largement affichée mais rarement pleinement assumée. Beaucoup d’organisations affirment viser une forte maturité en management de projet, tout en conservant des réflexes hiérarchiques profonds. D’autres adoptent le discours de l’autonomie sans mettre en place les mécanismes de gouvernance qui la rendent possible. Les comités de pilotage se retrouvent alors pris entre des attentes contradictoires : contrôler sans interférer, responsabiliser sans céder l’autorité, aligner sans confronter les désaccords. Pour les chefs de projet, les conséquences sont lourdes. La charge cognitive et émotionnelle augmente. Le rôle devient flou. L’exposition politique s’accroît sans que l’autorité suive. Peu à peu, la frustration se retourne vers l’intérieur. Le chef de projet doute de ses compétences relationnelles, de sa légitimité ou de sa capacité à « gérer les parties prenantes ». Ce diagnostic est erroné. Le problème n’est pas individuel. Il réside dans la manière dont le jugement et la responsabilité sont distribués au sein du système de gouvernance.
Ce que le chef de projet peut réellement faire du comité de pilotage
Avec un tel état des lieux, que faire ? Même si le chef de projet ne contrôle pas la conception globale de la gouvernance, il dispose néanmoins de leviers d’action. Ces leviers tiennent à la façon dont il cadre les sujets, structure les échanges et rend visibles les zones de décision. Le premier changement consiste à considérer le comité de pilotage comme un lieu de décision explicite, et non comme un espace de reporting. Lorsque les réunions sont organisées autour de l’avancement et des indicateurs, la gouvernance glisse mécaniquement vers le micro-management ou le désengagement. À l’inverse, lorsque les réunions sont construites autour de décisions à prendre, le rôle du comité devient plus lisible. Les décisions sont préparées, débattues et conclues. Elles cessent d’être implicites. Cette évolution suppose également de clarifier les frontières de décision. L’ambiguïté sur « qui décide quoi » alimente à la fois l’ingérence et l’abdication. Le chef de projet peut réduire cette ambiguïté en distinguant systématiquement ce qui relève de l’information, de la recommandation et de la décision. Le simple fait de poser la question du niveau de décision permet souvent de révéler des attentes implicites et de recentrer les échanges sur la gouvernance plutôt que sur l’exécution. S’attaquer au faux consensus exige une autre forme de courage managérial. Il s’agit de rendre les arbitrages visibles et d’accepter une certaine tension dans les échanges. Non pour créer du conflit, mais pour expliciter les conséquences des choix. Lorsque les relations entre périmètre, coûts, délais et risques sont clairement exposées, le désaccord devient légitime. Les décisions gagnent en solidité précisément parce qu’elles ne sont pas consensuelles par défaut. Je reviendrai sur ce point avec un papier dédié. Enfin, l’escalade doit être requalifiée. Trop souvent, elle est vécue comme un aveu d’échec. Dans un système de gouvernance mature, l’escalade est un mécanisme normal. Elle marque le moment où le jugement doit changer de niveau, parce que l’impact, l’irréversibilité ou la portée organisationnelle dépassent le mandat du chef de projet. En préparant les escalades sous forme de dossiers de décision structurés, le chef de projet se positionne non comme un demandeur, mais comme un intégrateur.
Passer de la frustration au diagnostic
Les comités de pilotage n’échouent pas par manque de compétence ou de bonne volonté. Ils échouent parce que la gouvernance est trop souvent réduite à un rituel ou à un outil de contrôle, au lieu d’être conçue comme un système d’allocation du jugement et de la responsabilité. Pour le chef de projet, le véritable changement commence lorsqu’il cesse de personnaliser les dysfonctionnements de gouvernance et apprend à les diagnostiquer. La prochaine fois qu’un comité de pilotage s’ingère, se dérobe ou produit un alignement flou, la bonne question n’est pas « Qu’ai-je mal fait ? », mais « Quelle pathologie de gouvernance est à l’œuvre ici ? ». À partir de là, l’action devient possible. Tout ne peut pas être corrigé, mais beaucoup peut être influencé. Changer son regard sur le comité de pilotage, c’est déjà changer la manière de travailler avec lui. Et dans des environnements de projet marqués par la complexité et l’incertitude, ce changement n’est pas accessoire : c’est une compétence clé du leadership de projet … à l'acquisition de laquelle on peut vous aider ;)







Commentaires