Comment l’ingérence managériale détruit l'initiative
- Erwan Hernot

- 16 déc.
- 6 min de lecture

Démarrons par un paradoxe fréquent : l’expertise même qui justifie la promotion d’un manager peut, si elle est employée de manière inappropriée, freiner la performance de l’équipe qu’il dirige. Cette ingérence managériale, se manifeste lorsqu’un manager s’immisce dans les opérations ou les décisions qui devraient rester du ressort de ses collaborateurs. L’intention, la plupart du temps, est positive : aider, gagner du temps, éviter l’erreur. Mais ces interventions répétées produisent des effets délétères à long terme : chute de l’initiative, dépendance accrue au manager, diminution de la capacité de résolution de problèmes et, au final, perte de performance collective.
Il ne s’agit ni d’un caprice de style, ni d’un défaut mineur dans la délégation. L’ingérence managériale est une forme structurelle de levier négatif, c’est-à-dire une action du manager qui réduit la production globale de l’organisation. Comprendre ce mécanisme : tel est l'objet de ce papier.
Qu’est-ce que le levier managérial négatif ?
Le levier managérial désigne l’effet multiplicateur qu’un manager exerce sur la production collective.
Le levier positif amplifie les résultats. C'est le cas quand le manager clarifie les objectifs, oriente, coache, retire les obstacles, développe les compétences.
Le levier négatif, au contraire, réduit la performance globale, même si à court terme il peut donner l’impression d’améliorer une situation ponctuelle.
L’ingérence managériale constitue l’exemple le plus répandu de levier négatif. Elle apparaît lorsque le manager utilise sa connaissance supérieure du travail — réelle ou supposée — pour reprendre le contrôle à la place de son collaborateur. La dégradation suit une logique simple :
Déclencheur : le manager observe un indicateur en dérive ou une situation non conforme.
Intervention : au lieu de questionner, cadrer ou accompagner, il prescrit une série d’actions détaillées ou prend le contrôle de la situation.
Effet immédiat : le problème semble résolu plus vite ou « mieux ». Le manager se félicite d’avoir évité l’erreur.
Mais le collaborateur comprend que l’autonomie est risquée. Son initiative diminue. Par conséquent, les problèmes sont alors rapidement escaladés vers le manager. La prise de décision se centralise. Le manager devient un goulot d’étranglement. La capacité globale de l’équipe se contracte.
À terme, l’équipe devient dépendante non seulement des décisions du manager, mais aussi de sa disponibilité. L’organisation perd en vitesse, en résilience et en capacité d’apprentissage.
Comment l’ingérence managériale se manifeste au quotidien
Voici trois illustrations.
Exemple 1 : Le senior manager qui prescrit la solution
Un manager senior observe une tendance négative dans un tableau de bord client. Plutôt que demander au responsable opérationnel d’analyser la situation, il impose une liste d’actions correctives : modification du workflow, nouveau protocole de communication, ajustement du planning. "Problème traité rapidement" peut-il penser. Mais le collaborateur tire de l'expérience, une leçon logique et toxique : même quand il est responsable, son pouvoir de décision reste fragile, à la prochaine alerte,. Dorénavant, il sollicitera son manager au lieu de proposer lui-même un diagnostic. L’organisation perd en autonomie à chaque épisode de ce type.
Exemple 2 : Le manager de proximité qui “sait mieux faire”
Promu après avoir été un des meilleurs techniciens, un manager de premier niveau intervient dès qu’un collaborateur réalise une tâche différemment de ce qu’il considère comme « la meilleure méthode ». Il corrige, montre, reprend la main, explique encore. Le collaborateur ne progresse plus par expérimentation mais par imitation forcée. Il en déduit que le jugement autonome n’est pas souhaité. Les prises d’initiative chutent. L’équipe devient lente et prudente. Le manager, lui, s’épuise, persuadé qu’il doit compenser le manque de compétences d’un collectif qu’il a lui-même incité à arrêter d'imaginer d'autres solutions.
Exemple 3 : Quand les RH créent malgré eux une dépendance
Un HRBP (1) identifie un conflit interpersonnel et propose immédiatement une méthode de résolution, court-circuitant le manager. Ce dernier se décharge volontiers du problème. Le message implicite pour l’équipe : les tensions doivent être remontées à RH, pas traitées localement.
Le résultat : surcharge pour les RH, infantilisation managériale, perte de capacité de régulation dans les équipes.

Comment prévenir ou corriger le levier négatif ?
Éviter l’ingérence ne signifie pas adopter une posture distante ou désengagée. Les managers doivent intervenir — mais de manière à renforcer, plutôt qu’à remplacer, la capacité décisionnelle de leurs équipes. Voici cinq leviers pratiques.
1. Passer du “dire” au “questionner”
Les questions créent du levier. Les instructions le détruisent. Au lieu de :« Contacte le fournisseur, renégocie le délai et mets le fichier à jour. » Poser :« Quelles options vois-tu pour traiter ce retard ? »« Quelle serait ta première action ? »« Comment comptes-tu suivre l’avancement ? »
L’objectif est d’activer la capacité d’analyse et de décision du collaborateur, pas de lui dicter la marche à suivre.
2. Clarifier ce que signifie réellement “être responsable”
Dans les organisations performantes, la responsabilité se définit comme : la "propriété" du problème. "Si c'est dans mon périmètre, j'agis" parce que j'ai une autonomie d’action dans un cadre défini par mon manager. A moi, donc de proposer des solutions." Cette logique est connue de toutes les parties prenantes ; ce qui évite des tentatives de court-circuitage dès le départ. Une équipe qui comprend ces principes sollicitera moins le manager inutilement.
3. Donner une direction, pas des instructions
Cette direction comprend l’objectif à atteindre, les critères de succès, les contraintes à intégrer mais aussi les seuils à partir desquels l’escalade est requise. C'est ainsi que les décisions opérationnelles restent dans le périmètre (vu précédemment) des collaborateurs, plus proches du terrain.
4. Instituer un véritable cycle d’apprentissage après les erreurs
La peur de l’erreur nourrit l’ingérence. Le manager intervient pour éviter l’échec. Le collaborateur, pas fou, se réfugie dans la dépendance pour éviter la sanction. Pour casser ce cycle, il faut instaurer des débriefings systématiques durant lesquels des analyses de causes racines sont d'abord orientées vers les processus, avant les personnes. Le droit à l’expérimentation est explicitement prévu dans un périmètre sécurisé. Succès ou échec, il y a toujours une explicitation des choix réalisés. Or, plus l’équipe apprend, moins elle nécessite d'interventions directes de son manager.
5. Identifier ses propres déclencheurs d’ingérence
Personne n'est à l'abri de ces interventions intempestives. Les causes les plus fréquentes sont la pression du temps : « Ce sera plus rapide si je le fais moi-même » ; même si pas avoué clairement : l’orgueil d’expertise : « Je sais mieux que quiconque » ; l’aversion au risque : « Je ne peux pas prendre le risque qu’ils se trompent » ; l’identité professionnelle : « J’ai été promu parce que j’étais excellent à ce poste. » Voici quelques questions d’auto-diagnostic qui peuvent aider :
Mon intervention aide-t-elle à long terme ou seulement aujourd’hui ?
Est-ce un problème d’incompétence ou de confiance ?
Que se passerait-il si j’attendais 24 heures avant d’intervenir ?
Quelles décisions seraient bloquées si je partais une semaine ?
Les réflexions provoquées permettent de mesurer où se situent les dépendances.
6. Faire de l’initiative un standard de performance
Le manager doit rendre explicite que l’initiative est attendue : « Je veux que tu arrives avec une solution, pas seulement un problème. »« Tu es légitime pour décider dans ton périmètre. »« Je suis là pour t’accompagner, pas pour penser à ta place. » Le message doit être constant et cohérent. L’initiative doit être valorisée, reconnue et célébrée.
Le rôle du manager est de multiplier la capacité, pas de la remplacer
L’ingérence managériale séduit parce qu’elle donne l’impression d’efficacité immédiate. On intervient, on corrige, le problème disparaît. Mais cette efficacité est illusoire. Elle masque l’effritement de la capacité collective, la perte de réflexes décisionnels et la dépendance croissante vis-à-vis du manager. Le rôle d’un manager n’est pas de résoudre le plus grand nombre de problèmes, mais de construire une équipe capable d’en résoudre un maximum sans lui. Le manager crée du levier positif lorsqu’il clarifie, soutient, développe, cadre et responsabilise. Il produit du levier négatif lorsqu’il remplace la réflexion et la décision de ses collaborateurs par les siennes. L’enjeu est d’identifier les signaux faibles de l’ingérence, d’ajuster les comportements et d’installer une culture où l’autonomie est la norme.
(1) HRBP : comme les directions des ressources humaines n'en peuvent plus d'êter considérées comme des centres de coût, elles ont inventé cet acronyme. En anglais bien entendu : Human Resource Business Partner.







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