Du silo à l’écosystème : le nouveau rôle du manager
- Erwan Hernot

- 21 oct.
- 5 min de lecture

Dans des organisations de plus en plus éclatées – entre présentiel et distanciel, entre hiérarchie et projet, entre centre et filiales, ce qui fait une forte différence aujourd’hui, c’est la capacité des managers à relier la stratégie à l'exécution, les métiers, les fonctions, les territoires, les acteurs internes et externes. Cette compétence a longtemps été jugée “secondaire” dans un système hiérarchique pyramidal. Transmettre des consignes et "remonter" des résultats était pourtant moins exigeant. Elle devient en 2025 un facteur déterminant de performance. Mais relier suppose de sortir du confort du silo, ce que la sociologie des organisations a largement documenté :
“Les acteurs ne défendent pas leur territoire par inertie, mais parce qu’il leur garantit une maîtrise locale de l’incertitude.” (1)
Relier, c’est donc accepter de perdre une part de contrôle, pour gagner en coopération et en agilité collective. Facile à écrire mais loin d'être évident comme va le démontrer ce papier.
1. Le manager au centre de plusieurs réseaux
Un manager n’opère plus dans un périmètre stable. Son champ d’action se compose schématiquement de six cercles d’interaction :
Son équipe directe : collaborateurs, experts, alternants.
Les fonctions support internes : RH, finance, IT, juridique, communication.
Les pairs : managers d’autres services, directions projets, managers transverses.
Les partenaires externes : clients, fournisseurs, start-ups, sous-traitants.
Les territoires : filiales, régions, zones opérationnelles.
Les parties prenantes institutionnelles ou sociétales : collectivités, associations, syndicats, écosystèmes d’innovation.
Le rôle du manager n’est pas seulement de faire travailler son équipe, mais de faire collaborer ces six cercles afin d'exécuter la stratégie. Le manager devient alors le trait d’union entre cette stratégie décidée et l’exécution vécue. Il traduit les objectifs stratégiques en réalités opérationnelles. Il fait remonter les signaux de terrain. Il réconcilie les indicateurs économiques avec les contraintes humaines. Il identifie les frictions inter-process et aide à les résoudre par la coopération. Dans un modèle “end-to-end”, le flux de valeur traverse plusieurs métiers : marketing → production → logistique → vente → service client. Chaque rupture de coopération ralentit le flux. Le manager connecteur, lui, assure la continuité. Cela demande de nouvelles compétences, de nouvelles postures et parfois, un certain courage.
2. Les compétences clés
Être un connecteur d’écosystèmes (2) ne relève ni du charisme spontané, ni d’un simple “réseau personnel”. C’est un savoir-faire managérial structuré, qui repose sur trois dimensions (cognitive, relationnelle et politique) et sur une nouvelle forme d'autorité.
Des compétences cognitives pour penser les systèmes
Le manager connecteur comprend comment les choses s’articulent. Il sait lire les interdépendances entre processus, entre fonctions, entre acteurs. C’est une compétence systémique : comprendre que tout est connecté, même ce qui ne se voit pas. Cela suppose une vision “end-to-end” du processus métier, une compréhension des contraintes des autres métiers (finance, production, client, etc.) et une capacité de synthèse : relier des informations disparates en une image cohérente.
Des compétences relationnelles pour tisser des liens
Le manager connecteur ne “réseaute” pas : il crée des liens utiles, entretient la confiance, l’écoute et la reconnaissance mutuelle entre des acteurs qui n’ont pas d’obligation hiérarchique. Il sait écouter avant d’argumenter, reformuler pour clarifier les points de convergence, rendre visibles les contributions des autres, animer des espaces d’échange où chacun se sent légitime. Cette dimension s’appuie sur l’intelligence émotionnelle : la capacité à réguler les tensions, à détecter les signaux faibles, à reconnaître les émotions comme données de management.
Des compétences politiques pour naviguer dans la complexité
“Politique” n’a ici rien de péjoratif. Le manager connecteur comprend les jeux d’acteurs, les territoires symboliques, les lignes de pouvoir formelles et informelles. Il agit avec discernement : il connecte sans menacer. Cela suppose une capacité à formuler des alliances plutôt que des rapports de force, une lucidité sur les intérêts divergents et un sens de la temporalité : choisir le bon moment pour mobiliser ou influencer.
Une forme d'autorité nouvelle
Le leadership du manager connecteur repose sur une forme d’autorité nouvelle, non plus celle du statut, mais celle de la légitimité relationnelle. Elle est fondée sur la valeur ajoutée. Les autres acceptent d’être connectés quand ils perçoivent que cela leur fait gagner du temps, de la clarté ou de la reconnaissance. Le manager connecteur dégage encore une autorité issue de la fiabilité tient ses promesses, restitue les informations, crédite les autres. Il devient un nœud de confiance.
Plutôt que de contrôler, il synchronise. Il rend les contributions visibles et facilite les ajustements.
Dans les organisations post-hierarchiques, cette autorité relationnelle devient la colonne vertébrale de la coopération. Comme le dit Herminia Ibarra (3), le manager moderne est “boundary spanner” : il navigue sur les frontières, il traduit les langages, il fluidifie les interfaces.
Exemple concret :
Une entreprise de cosmétique revoit son operating model pour passer d’une organisation par marques à une organisation par “flux produit” (du concept à la livraison). Le rôle du manager évolue. Il ne gère plus une équipe marketing isolée, il anime une chaîne de valeur intégrée avec la R&D, la supply chain, le digital et les ventes. Sa compétence clé n’est plus de “piloter son budget”, mais de connecter les métiers pour fluidifier les décisions.
Connecter des écosystèmes : c’est difficile
Les travaux de François Dupuy montrent que le silo n’est pas qu’un héritage bureaucratique :c’est une stratégie de protection rationnelle. Ce silo permet de maîtriser et d'imposer aux autres acteurs, un territoire d’expertise, de réduire ainsi les interférences, de garder un sentiment d’efficacité immédiate et aussi de préserver une identité professionnelle. Sortir du silo, c’est accepter de s’exposer à la complexité, à la négociation, à la dépendance vis-à-vis d’autrui. Le rôle de manager connecteur n’est pas confortable. Il expose à plusieurs paradoxes :
Risque de dilution : le manager connecteur n’a pas toujours de ligne hiérarchique claire, ni d’autorité formelle.
Charge relationnelle : maintenir des liens dans plusieurs directions prend du temps et de l’énergie cognitive.
Conflit de loyauté : le connecteur navigue entre les priorités locales et globales.
Invisibilité : son impact n’est pas toujours mesuré par les KPI traditionnels.
C’est pourquoi les entreprises qui veulent favoriser des “connecteurs” doivent accompagner cette transformation culturelle. Ce n’est pas naturel, c’est un apprentissage.
François Dupuy rappelle en effet que les systèmes organisationnels se reproduisent tant qu’ils procurent du confort psychologique :
“On préfère un dysfonctionnement familier à une coopération incertaine.” (1)
C’est pourquoi l’entreprise doit rendre la coopération désirable en valorisant les résultats collectifs, en mesurant les contributions transverses, en reconnaissant les connecteurs comme des créateurs de valeur, pas comme des “animateurs périphériques”.
4. Recommandations pratiques pour les entreprises
Mesurer la connectivité managériale : inclure dans les revues d’équipe des indicateurs de transversalité et de coopération inter-fonctions.
Former au management d’écosystèmes : cartographie des acteurs, techniques d’influence non hiérarchique, gestion des tensions inter-métiers.
Valoriser les connecteurs : reconnaissance symbolique ou financière pour les managers qui contribuent à la fluidité organisationnelle.
Créer des espaces d’interconnexion : communautés métiers, projets cross, réseaux d’ambassadeurs internes.
Aligner structure et culture : un operating model ne fonctionne que si le management l’incarne.
5. En conclusion : sortir du confort du silo
Le manager connecteur incarne une nouvelle manière de diriger, moins verticale, plus relationnelle ; moins centrée sur le pouvoir, plus sur la circulation de la valeur. Mais cette posture demande du courage. Elle suppose de sortir du confort du silo, d’accepter de naviguer dans l’incertitude, de reconnaître que la performance est collective ou n’est pas. Le management de demain ne sera pas celui des contrôleurs ni des héros solitaires,mais celui des artisans de lien — ces femmes et ces hommes capables de transformer une organisation fragmentée en écosystème vivant.
(1) François Dupuy : Sociologie du changement, 2004, Lost in Management, 2011 ; La faillite de la pensée managériale, 2015.
(2) Parler de “système managérial” revient à décrire la cohérence interne : processus, rôles, décisions, indicateurs, boucles de feedback. Parler d’“écosystème managérial” revient à décrire la cohérence externe et évolutive : interactions avec les partenaires, les talents, les technologies, les concurrents, les communautés.Un bon manager ou stratège sait naviguer entre les deux logiques :
Piloter son système,
tout en synchronisant son écosystème.
(3) Herminia Ibarra : Act Like a Leader, 2023







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