Plantons le décor de façon caricaturale (quoique…). Vous assistez à une réunion organisée par l'équipe Conduite du changement de votre entreprise. Il s’agit essentiellement d’une projection de diapositives PowerPoint, avec un animateur qui vous explique un peu « pourquoi » il va falloir changer (de lieu, d’organisation du travail : processus, rattachement hiérarchique, de structure…) et beaucoup « comment » vous allez changer. Le message est à sens unique, du haut en bas même s’il y a, pour la forme, une petite séance de questions-réponses en fin de session. D'ailleurs personne ne pose de questions. Vous savez par expérience (on vous a déjà conduit dans le changement de multiples fois) que les collègues vont se déchaîner dans le couloir, dès la session terminée : les colères et les frustrations vont s’exprimer, les moqueries vont fuser. En 2021, on conduit encore le changement … alors qu’on annonce l'ère de la voiture autonome ;)
Le changement ? Un tâtonnement
« Le rôle des dirigeants est d’adapter constamment les capacités de leur entreprise aux caractéristiques de l’environnement pour renforcer leur compétitivité ». Cet alignement entreprise / environnement n’est déjà pas de tout repos : globalisation ou dé-globalisation des marchés, intensification de la concurrence, transformation digitale provoquent des ruptures en continu. Tenir compte de ce contexte suppose de faire évoluer la stratégie de l’entreprise, la structure, la culture, les pratiques organisationnelles, les outils et techniques utilisés. Cette adaptation est souvent un problème complexe. C’est un tâtonnement, nié par la logique de la conduite du changement : on sait où on va, on sait comment y aller et on sait même quand on va y arriver. Pourtant, la complexité initiale autorise plusieurs interprétations de la situation dans laquelle se trouve l'entreprise, dont celle des dirigeants opérationnels, administrateurs, actionnaires. Le choix stratégique ne se fonde pas sur une situation « actuelle et réelle », mais plutôt sur la perception des dirigeants d’une situation, qui est une « réalité construite » (1) Par conséquent, la conduite du changement démarre sur des bases subjectives rarement partagées avec les managers de terrain et leurs collaborateurs. Dans cette façon de ne pas les mobiliser sur les enjeux stratégiques, les dirigeants se coupent d'une intelligence de situation locale. Bornés à l’exécution, ces managers sont priés de « mettre la pression » pour cause de gestion du temps : pas de place pour le « pourquoi » du changement (« relisez le Power Point ») ; à fond dans le « comment ». L’urgence et la contrainte détruisent des ressources d'intelligence internes à l’entreprise. Au fond, les dirigeants ne se risquent pas à un double pari : pari de la connaissance élaborée avec ceux qu’ils veulent faire changer et pari de la confiance dans la capacité des équipes à comprendre les enjeux réels de l’entreprise. « Malheureusement la confiance ne fait pas partie de la culture des élites et par effet de système de celle des troupes. » (2) Les dirigeants, cherchent à contrôler et accélérer le changement. Ils n’acceptent pas l’incertitude inhérente à la démarche. Leur conduite du changement rigidifie les relations et partant les positions et les résistances qui ne sont rien d’autre qu’un engagement différent. Cette stratégie hiérarchique (3) de la conduite du changement rassure mais empêche d’écouter ceux qui doivent changer. Elle confond donc - peut-être volontairement - complication et complexité. Cette confusion favorise un raisonnement réductionniste, lequel repose sur l’idée que les problèmes et les actions sont des éléments statiques qui peuvent être décomposés en sous-problèmes et sous-éléments, et ainsi de suite. Si on prend une analogie dans la conduite du changement, on dirait que l'on change l’entreprise comme on change un moteur dans une voiture : une quantité impressionnante de pièces, de combinaisons possibles mais avec du travail et de l’expérience, la quasi certitude d'aboutir à un résultat satisfaisant. La responsabilité de la conduite du changement est ici déléguée dans un système de subordination où le niveau le plus élevé contrôle et intègre les solutions et les actions du niveau inférieur. Le réductionnisme génère des illusions sur les réelles possibilités de contrôle et de responsabilité. C'est illustré par l'exemple d'un changement de structure. Vous avez contrôlé le changement parce que vous avez redessiné les structures de l’entreprise ? En fait, non : bienvenue dans la complexité où les éléments, sous-éléments sont dynamiques et se ré-agencent en permanence pour retrouver un équilibre entre les différents acteurs. L’organisation réelle prévaudra sur la nouvelle organisation formelle, si les anciens départements/acteurs continuent à détenir du pouvoir. Une organisation c'est avant tout ce que font les acteurs c'est-à-dire leur propre volonté et leur capacité à trouver une solution acceptable (conserver des marges de manœuvre par rapport aux autres) pour eux dans le contexte où ils se trouvent. Il est beaucoup plus difficile de changer cette stratégie des acteurs que de redéfinir des structures, des fonctions, des processus ou de pratiquer l'incantation. Les acteurs vont s'adapter, en effet, au contexte plutôt qu’aux messages émis par les dirigeants sur le changement.
Le réductionnisme a encore frappé
Dans le cheminement du changement, l’expérience est moins utile que l’expérimentation et la capacité des leaders et des équipes à l'apprentissage permanent. Or pour apprendre, il faut d’abord désapprendre. Mais l’apprentissage considéré comme une accumulation de savoirs perdure encore dans de nombreuses équipes de conduite du changement. On ajoute un changement après l'autre, en imaginant que chaque nouvelle couche de connaissances proposées/imposées supprime celle d'avant. Cette vision est dépassée : chaque individu réévalue tout ce qu'il a appris au filtre des nouvelles connaissances. Ce qui change ses circuits neuronaux. Les apprentissages passés ont modelé son cerveau sans qu’il en soit vraiment conscient. La réévaluation n'est pas facile : on quitte ses modèles mentaux (4) pour aller vers l'inconnu. Ce défi enclenche un double processus relationnel et émotionnel. Le processus relationnel active un apprentissage par mimétisme, instruction des pairs, essais / erreurs. C’est bien le cheminement qui permet les apprentissages (et donc le changement), pas l’énoncé d'un objectif de changement. Il produit une connaissance qui prendra toujours le pas sur le contenu officiel des réunions et formations ! Le processus émotionnel s’amorce chaque fois qu'un acteur change ses représentations. Vous me direz : « on a le modèle des stades émotionnels de Kubler Ross ! (5)» Certes, mais il n'est toutefois que d'une aide relative : 1. C’est difficile quand on conduit le changement d'accélérer les différentes étapes. 2. Le considérer c'est supposer qu’il est toujours valide dans l'entreprise. Or la psychiatre E. Kubler-Ross n'a pas initialement développé son modèle pour expliquer ce que les gens traversent lorsqu'ils perdent un être cher. Elle l'a développé pour décrire le processus que les patients traversent lorsqu'ils se réconcilient avec leur inévitable destin dans le cas de maladies fatales. Les étapes - déni, colère, négociation illusoire, dépression et acceptation - n'ont été appliquées que plus tard aux proches en deuil (5). Cette erreur d’interprétation fausse le modèle dans son application en management du changement (6). Le passage proprement structuré en 5 étapes n’est pas automatique. Au mieux, on peut imaginer que le deuil d'une situation professionnelle ne s'efface pas aussi facilement que le suggère le modèle ; au pire, les collaborateurs peuvent revenir à une étape précédente ou ajouter des étapes dont on n'a même pas idée ! Du reste, Kubler Ross a elle-même déclaré que le deuil ne se projetait pas de façon linéaire et prévisible. Elle a d'ailleurs regretté, vers la fin de sa carrière, la mauvaise compréhension de sa théorie. Ce dont on est sûr, toutefois, c'est que ces 2 processus relationnel et émotionnel prennent du temps.
Faites entrer le leader-qui-sait
La stratégie hiérarchique de conduite du changement basée sur le réductionnisme entraîne logiquement un autre raisonnement simpliste. Comme il n'y a pas eu de partage de la connaissance amont (au delà d’un éventuel petit groupe de collaborateurs consultés), il faut alors « donner du sens » au changement. Car les équipes seraient des récipients vides, en attente de sens ;) Les collaborateurs produisent évidemment du sens par rapport aux événements. Ils les interprètent avec leur propre grille de lecture qui n'a pas été amendée par un travail de co construction. Ce qui a pour effet de renforcer le biais cognitif de Dunning-Kruger où moins les individus en savent sur le changement, plus ils font confiance en leurs croyances. Ils cherchent d’abord les conséquences du changement à leur échelle individuelle, ici et maintenant. Les dirigeants ont, de leur coté, initié le changement par une réflexion souvent financière, à l'échelle de l'entreprise sur le moyen terme. Ce conflit des significations peut laisser des traces très longtemps : inutile de vous rappeler les différents sondages sur l'engagement… Cette logique réductionniste aboutit, la plupart du temps, à
faire entrer en scène le leader-qui-sait et qui va porter quasiment seul le message, la logique, l'énergie du projet. C’est un peu le Deus Ex Machina. Toutefois, on vient de voir que la perception du dirigeant est subjective, donc sélective donc incomplète. La suprématie de la stratégie hiérarchique de conduite du changement s’oppose à la confiance que l'on pourrait accorder aux membres de l’entreprise à la fois pour déclencher un processus de changement mais aussi pour aider à le mener à bien. D’une façon générale mais encore plus avec les travailleurs de la connaissance des jeunes générations, la gestion du changement et la transformation des entreprises ne peuvent plus se réaliser par les décisions d’un super PDG et /ou d’un petit groupe de dirigeants.
aligner des tactiques de changement issues du « planned change » (7). Elles regroupent les étapes, outils, interventions : par exemple, la création d’un sentiment d’urgence / la formation d’une coalition d’acteurs convaincus etc. C’est une conduite très directive du changement. Ces tactiques s’appuient peu sur l’intelligence émotionnelle et sociale. Elles ne sont pas conçues pour faciliter les évolutions culturelles indispensables au changement qu’elles prétendent rythmer. Elles négligent certains niveaux : le changement s’appréhende au niveau macro (les grandes tendances comme la transformation digitale), meso (les reconfigurations de départements, d'équipes) mais aussi micro (comportement individuel). Par conséquent, elles sous-estiment l’importance des processus cognitifs et des émotions dont on a vu l’importance qu’ils avaient.
La conduite directive du changement tient à l'urgence ressentie par les dirigeants et à leur peur de perdre le contrôle de la démarche qu'ils démarrent. Ça n'enlève rien à son éventuelle pertinence. Mais elle suppose un permis de conduire accordé à quelques conducteurs ; les autres sont priés de rester des passagers silencieux. Pour autant, les structures hiérarchiques centralisées ne peuvent pas évoluer assez rapidement. L’entreprise doit s’accepter comme de plus en plus complexe pour coller à la marche du monde et tirer les conséquences de cette complexité : c'est peut-être le changement… qu'il faut changer !
Deux déclinaisons possibles à ce papier :
Webinaire "Les différentes résistances au changement, les stratégies possibles". Ce webinaire complète et prolonge utilement le papier. Utile à tout manager. A organiser sur mesure dans votre entreprise.
Co-développement, Sessions à organiser avec des membres de vos équipes "Conduite du changement".
Contact : Erwan Hernot (LinkedIn) ou info@clavaconsulting.com
(1) Robert I. Sutton, Prediction, Understanding, and Control as Antidotes to Organizational Stress, Handbook of Organizational Behavior, 1987
(2) François Dupuy, Sociologie du changement, 2004
(3) La stratégie hiérarchique n'est pas la seule. Il existe d’autres recours possibles en fonction des situations rencontrées : stratégie de développement organisationnel, stratégie politique, stratégie historique, stratégie symbolique, voire un mix ! Voir Richard Soparnot, Institut de socio-économique des entreprises et des organisations, Revue Recherches en sciences de gestion, n°97, 2013
(4) Un modèle mental est une représentation créée par le système cognitif d’un individu pour interpréter l’environnement. L’expérience a un rôle essentiel dans la constitution des modèles mentaux. Sur la base de la confrontation de l’individu avec son environnement physique, socio-culturel et linguistique, il accumule des expériences qui le conduisent à construire des représentations spécifiques des phénomènes auxquels il est confronté.
(5) Elisabeth Kübler-Ross, née le 8 juillet 1926 à Zurich en Suisse et morte le 24 août 2004 à Scottsdale aux États-Unis, est une psychiatre helvético-américaine, pionnière de l'approche des soins palliatifs pour les personnes en fin de vie.. Elle est connue pour sa théorisation des différents stades émotionnels par lesquels passe une personne, qui apprend sa mort prochaine. Wikipedia.
(6)(https://www.scientificamerican.com/article/five-fallacies-of-grief/)
(7) Le « planned change » représente l'école de conduite du changement figurée par ces différents processus élaborés depuis K. Lewin en 1940 jusqu’à J. Kotter en 1992.
Comments