Conduite du changement : 3 dérapages (plus ou moins) contrôlés
- Erwan Hernot
- 18 avr.
- 6 min de lecture

La gestion du changement reste l’un des domaines les plus explorés de la théorie organisationnelle et une des vaches à lait des grands cabinets de conseil en stratégie et en transformation. Ils s'appuient sur une des nombreuses méthodologies, du célèbre processus en huit étapes de Kotter
(1)

au modèle ADKAR de Prosci (2).

Ils offrent ainsi un accompagnement structuré pour aider les dirigeants à gérer les complexités des transitions organisationnelles. Or ces outils cadres négligent, la plupart du temps, des réalités et des subtilités essentielles auxquelles les managers sont - eux - confrontés au quotidien. Ils omettent ainsi d’aborder certains aspects du changement : "on" suppose que le changement est clair dès le départ, que l'alignement de ses promoteurs est une évidence et enfin que les fameuses résistances sont forcément irrationnelles et/ou résultantes d'un manque de pédagogie. D'où la question : pourquoi ces omissions ? Y répondre : tel est l'objet de ce papier.
Omission 1 : on part du principe que tout est clair et aligné
Les méthodologies de changement standard commencent généralement par des étapes telles que « créer un sentiment d'urgence » dans le modèle de Kotter. De même, le modèle ADKAR commence par la « prise de conscience » (Awareness). Ces premières étapes supposent donc implicitement que le changement lui-même est déjà clair, tant pour la direction qui l'initie que pour ceux qui sont chargés de le mettre en œuvre et de le promouvoir : Codir, équipe projet coté déploiement, … Cette hypothèse pose des problèmes importants. Elle ignore la réalité organisationnelle : même au niveau de la direction générale, une compréhension commune et explicite de la signification exacte du changement peut faire défaut. Les membres du CoDir, par exemple, ont souvent des visions tronquées et partielles de la réalité de leur entreprise. Habitués à défendre un silo (le leur) ; ils s'aventurent peu dans celui des autres d'où peut provenir l'origine du changement. Résultat : des conceptions divergentes sur ce qui doit changer précisément, pourquoi et dans quel but. Si la direction générale manque de clarté – ou pire, si elle semble en désaccord – les employés et les autres parties prenantes détectent rapidement ces incohérences, ce qui engendre confusion, scepticisme et perte de crédibilité. Sans une phase préliminaire dédiée pour clarifier et encadrer le changement, un décalage au sein de la direction de l'entreprise est probable. Conséquence ? Les principales parties prenantes défendent et communiquent des versions différentes du discours sur le changement, créant une impression d'ambiguïté et d'indécision plutôt que de clarté et de finalité. Les théories traditionnelles négligent cet effort initial de cohérence dans la compréhension et le message, augmentant ainsi le risque de communications fragmentées renforçant des résistances difficiles à supprimer par la suite.
Omission 2 : les promoteurs du changement ne sont pas alignés …
La 2ème omission prend la forme d'une hypothèse de cohérence entre les différents promoteurs du changement. La plupart des théories supposent implicitement que ces promoteurs partagent les mêmes motivations, objectifs et interprétations. En pratique, rien n’est plus faux. Les responsables marketing peuvent considérer le changement comme une opportunité de stimuler l’innovation ; les directeurs financiers peuvent se concentrer sur la rentabilité ; les professionnels des ressources humaines privilégient souvent le bien-être et la culture des employés. Sans efforts d’alignement explicite, les promoteurs communiquent chacun leur propre interprétation du changement envisagé, envoyant involontairement des signaux contradictoires aux employés. Ce décalage à bas bruit peut compromettre considérablement le processus. Lorsque les employés ou les managers intermédiaires reçoivent des messages contradictoires sur le changement, la confusion et la frustration s’ensuivent. Les conséquences sont de deux ordres : 1) les cibles de ces messages s'interrogent sur la compétence et la crédibilité du leadership ; 2) la pertinence même du changement est remise en question. Les théories traditionnelles s'attardent rarement sur ce point explicitement. Elles manquent ainsi l’occasion d’orienter les "conducteurs" du changement vers une action préventive : un alignement structuré et intentionnel des promoteurs dudit changement autour d’un discours et d’une stratégie de communication communs.
…les promoteurs du changement sont trop alignés
À l'inverse, il arrive que les conducteurs agissent en préventif pour présenter cet alignement structuré. Dans une volonté de contrôle quasi total, ils distribuent alors des "éléments de langage", bien connus, notamment dans le milieu médiatico-politique. La technique consiste à préparer à l’avance des formulations précises, souvent répétitives, destinées à être reprises systématiquement par les membres d’un même groupe (ici promoteurs du changement dans l'entreprise). Ces formules servent à donner l'impression d'un discours maîtrisé. Elles permettent d'uniformiser les messages et d'imposer certains cadrages auprès des employés. Elles jouent sur la répétition, la simplicité et parfois la suggestion implicite pour orienter la perception sans forcément argumenter en profondeur. Ça résiste assez mal à la conversation impromptue, sur le terrain ;) En revanche, ça fabrique très bien de la langue de bois et partant, du cynisme chez les cibles de ces discours indigestes.
Omission 3 ou l'éléphant dans la pièce : la résistance rationnelle
L'omission la plus critique des modèles traditionnels est peut-être leur traitement superficiel de la résistance des parties prenantes. La plupart des cadres classiques présentent la résistance principalement comme un problème de communication, à surmonter en clarifiant les malentendus ou en améliorant la diffusion de l'information. La résistance est implicitement perçue comme irrationnelle, émotionnelle ou purement liée à l'incertitude. En réalité, de nombreux employés résistent aux changements non pas parce qu'ils les comprennent mal mais précisément parce qu'ils comprennent clairement les inconvénients personnels que ces changements impliquent. Prenons l'exemple d'un employé dont le poste devient obsolète en raison de l'automatisation ou dont l'autonomie diminue fortement après la mise en œuvre d'un système ERP. Ces personnes ne résistent pas par ignorance ou par obstination ; leur résistance est plutôt rationnelle, justifiée et prévisible. Les théories traditionnelles de la gestion du changement éludent généralement cette vérité dérangeante, abordant rarement d'emblée le fait que certaines pertes pour les parties prenantes sont inévitables et qu'aucun cadrage positif ne peut effacer complètement les griefs qu'elles pourraient formuler. En négligeant ce type de résistance rationnelle, les théories classiques favorisent involontairement un optimisme irréaliste. Les managers sont amenés à croire que la persuasion, la clarté et la positivité suffisent à elles seules. Cette gestion inefficace de la résistance les met en échec à un moment où les promoteurs ont besoin de leur soutien non pas pour porter la bonne parole mais pour accompagner et éviter une perte de confiance et un cynisme accru des employés. Une gestion éthique de la résistance exige une reconnaissance ouverte des impacts négatifs, une empathie sincère, des explications transparentes.
Pourquoi les théories traditionnelles s'appuient-elles sur ces omissions ?
Les théories de la gestion du changement, en particulier celles qui sont commercialement populaires, gagnent généralement en acceptation grâce à leur simplicité, leur facilité de communication. Les complexités décrites ci-dessus – cadrer clairement le changement, aligner les promoteurs (bien fait, ça prend du temps) et gérer explicitement les inévitables résistances rationnelles – introduisent une couche de réalisme et de nuances qui complexifie un discours clair que beaucoup de dirigeants estiment de ce fait, convaincant. De plus, reconnaître ouvertement les impacts négatifs potentiels et les résistances rationnelles est source d'insécurité dans un moment d'incertitude et disons le, de fragilité, pour les dirigeants. Les conseils en conduite du changement l'ont bien compris : admettre d'emblée que certaines parties prenantes peuvent être confrontées à des inconvénients inévitables est bien moins attrayant que se concentrer sur un process (c'est familier le process ;) et promettre des résultats universellement positifs. Ainsi, la simplification, la réassurance et l'optimisme sont plus vendeurs que la reconnaissance de réalités crues qui nécessitent des discussions difficiles.
Pour les responsables du changement sur le terrain, l'omission de ces mises en garde pose de réels problèmes. Ils découvrent, souvent trop tard, les insuffisances des modèles traditionnels, seulement après avoir constaté des décalages, des messages incohérents ou une résistance rationnelle dans la pratique. À ce stade, la crédibilité, la confiance et le moral peuvent déjà être entamés, ce qui compromet considérablement la réussite de l'initiative de changement. Au minimum, ces responsables doivent donc compléter consciemment les modèles traditionnels par une reconnaissance réaliste et immédiate des complexités. Cela implique d'investir explicitement dans la clarification du changement dès le départ, d'aligner pro-activement la direction et les défenseurs autour d'un discours certes unifié mais qui laisse de l'espace aux interprétations différentes afin de gérer de manière transparente les parties prenantes qui résistent. Ça n'est pas foncièrement différent du processus qu'ils ont prévu : c'est plus précis, plus exigeant et ça demande du courage...
(1) John P. Kotter est professeur émérite à la Harvard Business School et une figure majeure du leadership et de la conduite du changement. Dans son ouvrage Leading Change (1996), il propose un modèle en 8 étapes pour mener les transformations organisationnelles.
(2) Prosci est un cabinet de recherche et de formation fondé en 1994 par Jeff Hiatt, spécialisé dans la gestion du changement. Il est à l’origine du modèle ADKAR, un acronyme pour Awareness, Desire, Knowledge, Ability, Reinforcement.
Comments