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  • Photo du rédacteurErwan Hernot

Accrochez vos ceintures : le pilotage managérial en période Covid



La Covid-19 créée un nouvel environnement… qui est là pour durer. Il suppose une adaptation du pilotage managérial. Si on file la métaphore de la guerre, l’analyse des succès et des échecs opérationnels militaires montre qu’ils dépendent du degré d’autonomie de décision des personnels sur le terrain. « Les forces et les faiblesses des hommes de première ligne ne sont pas l’élément le plus déterminant : les faiblesses organisationnelles du système global du commandement sont en cause lorsque l’échec dérive d’une incapacité d’adaptation. » (1) C’est la centralisation qui est le plus souvent en cause avec, en aval, les difficultés d’ajustement des entités en prise avec l’événement. La centralisation est incompatible avec la nature complexe de la situation. Quelles perspectives, cette comparaison peut-elle induire pour le pilotage managérial ? Je me place ici du point de vue du manager de niveau 2 (Manager de managers, directeur d’entité ici baptisés M2) et des managers de 1er niveau. Le pilotage regroupe les opérations qui décomposent une mission en objectifs opérationnels, identifient les activités à réaliser et leurs porteurs, spécifient leur agencement (c’est la coordination), planifient dans le temps et les réorientent si nécessaire. Plus vous montez dans la hiérarchie, plus vous abandonnez les réalités du terrain pour vous centrer sur des abstractions que sont les indicateurs, généralement chiffrés. Or, compte tenu du caractère évolutif de la situation « covidienne », à distance plus encore qu’en présentiel, vous ne pilotez pas des chiffres, vous pilotez des individus (2). Votre pilotage fonctionne avec d’autres missions davantage orientées vers ces individus : le développement des compétences (avec des boucles d’apprentissage dans la conduite des activités), l’animation d’équipe. Je me concentre toutefois ici sur le pilotage proprement dit.


Environnement simple

Dans un environnement simple et prédictible, les données sont fiables et nombreuses. Elles autorisent peu d'erreurs d'interprétation et conduisent vers des décisions pertinentes la plupart du temps. Même au niveau d’un M2, ce dernier a tendance à adopter une logique d'expertise : toutes les dimensions et tous les éléments de cet environnement sont analysés, connus, peu susceptibles d’évoluer. Cette analyse lui permet de déduire des hypothèses, base de la planification, un des outils majeurs de son pilotage. Cette planification s’appuie principalement sur le modèle en cascade (waterfall) du mode projet. C’est une décomposition des activités en phases séquentielles linéaires, où chaque phase dépend des livrables de la précédente et correspond à une spécialisation des tâches. Ce modèle fait partie des approches les moins itératives et les moins flexibles. La progression s’effectue dans une seule direction («vers le bas» comme une cascade) à travers les phases d'analyse, de conception, de construction, de test, de déploiement et de maintenance. Ce modèle est né dans les industries de fabrication de produits physiques et dans la construction. De part de la nature de ces industries, des changements intervenant après la phase de conception deviennent prohibitifs en termes de coût et/ou de délai. L'informatique web s’est rendue compte au début des années 2000, de l'inadaptation de ce modèle pour un fonctionnement efficace en environnement complexe. Cette prise de conscience a accouché des méthode agiles. Après la disruption digitale, la Covid 19 renforce leur intérêt, hors production de produits physiques (et encore avec les imprimantes 3D…) Le stade actuel de la pandémie oblige en effet à piloter avec des données imparfaites : informations erronées, mouvantes, approximatives ou partielles. Dans de telles circonstances, les faits incontestés - vérifiables, prévisibles - ont tendance à être insaisissables. L’indétermination y est trop grande. Les limites d'un tel exercice de planification en cascade sont vite atteintes, les plans d'actions abstraits et universels ne fonctionnent pas. S’il veut quand même piloter son activité, le M2 et ses managers ont donc intérêt à changer leurs logiques et à partir des principes suivants.


Adaptation en continu

Avec la Covid-19, que faut-il privilégier : les résultats ou la consommation de ressources pour les atteindre ? Comment arbitrer ? Par exemple pour s’adapter à la Covid, chez un assureur Vie et Prévoyance, le directeur commercial a basé, sa décision sur les principes suivants : focus, simplicité, long terme. Des cinq objectifs fixés en début d'année, il en a sélectionné 2 à fort enjeu pour l'entreprise (renforçant sa solvabilité et sa pérennité) et supprimé les 3 objectifs restants. Cette sélection a été négociée avec chaque manager d’équipe. Il a rehaussé ces 2 objectifs majeurs en y injectant plus de qualitatif. Les actions alors à mettre en oeuvre permettent de préserver le futur en renforçant le lien avec les clients lors des collecte de fonds. Pour le dire simplement : chaque commercial doit maintenir son activité à tout prix même s'il ne fait pas de résultats. Il doit contacter voire visiter ses clients pour renforcer les liens, préparant ainsi l'après Covid-19. Au minimum, le manager revoit encore plus fréquemment les objectifs assignés et les intègre à son pilotage quotidien. Il peut suivre la règle des 20/80 : 20% de son énergie devrait être dédiée à la planification et l'établissement de l'objectif, 80% devrait être dédiée à son suivi voire son adaptation. Une excellente façon de s'assurer que les objectifs ne sont pas simplement fixés une fois par an et… remis à jour à l’entretien de mi-année, quand ce n’est pas l’année suivante. A distance le manager est dans l'ignorance. S'il ne veut pas donner l'impression de harcèlement, il privilégie une co-construction dans le choix des indicateurs clés, qui matérialise le suivi de la performance et permettent de comparer les résultats obtenus aux objectifs fixés et les ressources consommées aux ressources allouées. Ces indicateurs clés sont :

  • Des indicateurs de résultats qui sont positionnés sur l'objectif fixé. Il permettent de savoir à tout moment si la cible est atteinte ou non.

  • Des indicateurs de moyens, positionnés sur les actions qui contribuent le plus à l'atteinte de l'objectif. Ils permettent d'agir par anticipation.

Covid oblige, il faut accroître les indicateurs qualitatifs. On souligne beaucoup l'importance de la collaboration parce qu'elle est moins évidente à générer à distance qu'au bureau. par exemple, l’efficacité des équipes est un indicateur de moyens. Il a été formalisé par Savoie et Beaudin (2) sur des critères tels que la légitimité de l'équipe (condition de sa collaboration avec les autres équipes), le rendement, la pérennité, l'innovation, et la qualité « groupale ». Le manager complète ces deux types d'indicateurs par une autre mesure de la progression. À la définition conjointe de l'objectif et du résultat final attendu, le manager ajoute l'identification conjointe avec le collaborateur, de résultats partiels clés dans la progression vers le résultat final. La contradiction constatée entre le respect des repères et les écarts est alors résolue par le débat interne (notamment briefings et débriefings), qui tranche sur ces écarts, corrige pour se remettre dans la voie la plus susceptible de mener aux résultats attendus.


Illusion de contrôle

Pour mieux piloter son organisation, le M2 doit encourager ses managers à renoncer à l'illusion du contrôle. Si on considère l'organisation comme un réseau, c’est la responsabilisation des collaborateurs qui améliore le pilotage. À la base de ce principe, un constat : les informations contenues dans un réseau sont bien meilleures que celles disponibles dans n'importe quel nœud individuel, y compris le «centre de contrôle» que serait le manager. Les collaborateurs doivent être habilités à prendre leurs propres décisions avec les informations dont ils disposent selon des niveaux de délégation décidés conjointement avec le manager. Il peut transférer du pouvoir de décision vers des collaborateurs sans position hiérarchique, mais détenteurs d’un savoir et en prise directe avec les opérations. À certains moments, leurs connaissances et leur lien avec le terrain justifient qu’ils héritent temporairement du pouvoir de décision sur des choix importants. Le M2 pilote les pilotes. C’est à lui qu’incombe la responsabilité de la définition de la mission et de son explication afin que ses managers et leurs collaborateurs sachent dans quel sens décider. Le M2 joue un rôle déterminant dans la construction d’une vision commune, qui permet de poursuivre la mission en cas d’adaptation contrainte et urgente. Cette vision commune génère des modes de pensée, des processus mentaux également communs à tous. Ainsi, à la complexité de l’environnement, répond la complexité de l'organisation (3), plus précisément la montée en 1ère ligne de « systèmes adaptatifs complexes », c’est à dire d'équipes responsabilisées. Il faut en effet, accepter une part d'aléatoire, comme inhérente au pilotage lui-même. Cette part d'aléatoire est constituée par la reconfiguration que feront les acteurs de leur propre pilotage en fonction du changement dans le contexte. Ils raisonnent en objectifs concrets à atteindre dans des délais assez courts, avec des itérations rapides entre application dans le réel, apprentissage et adaptation (test & learn). En équipe, la visualisation des flux de travail sur un tableau partagé (kanban) identifie la progression et les goulots d'étranglement potentiels. Dit autrement : il faut simplifier, donner la primauté aux acteurs sur les processus, améliorés en continu, chercher des solutions satisfaisantes même si elles restent à affiner au fur et à mesure. L’activité est ainsi très cadencée et le manager reste dans la boucle pour, si besoin, arbitrer. C'est du pilotage au plus juste, une planification minimale ou en continu (selon votre degré d’anxiété ;), qui s'appuiera sur les acteurs eux-mêmes plus que sur une tentative de contrôle absolu de tout le processus par le manager.


En environnement Covid-19, s’ils étaient adoptés par les M2 et leurs managers, ces modèles agiles présenteraient beaucoup d’avantages :

  1. Les managers et leurs équipes sont encouragés à admettre l'ignorance, à explorer les paradoxes et à réfléchir collectivement. Cet état d’esprit améliore la qualité de la prise de décision en permettant une analyse constructive et les rendra plus ouverts à la révision de leurs décisions à mesure que de nouvelles données et preuves émergent.

  2. Une vision commune du travail à fournir, qui favorise la cohésion et les collaborations, l’implication et aident le manager à responsabiliser son équipe.

  3. Une suppression de la « paresse sociale » (= chacun pense ou compte sur les autres pour faire quelque chose) qui est l’un des 1ers risques à distance.

  4. Une clarté de la communication qui devient plus explicite. Chacun comprend les mots et l’intention, c'est-à-dire la totalité du message de son interlocuteur et chacun sait ce que font les autres. Les interactions provoquent des ajustements continus. Ils facilitent à leur tour, le questionnement et chacun apprend à parler de ses problèmes. Ils favorisent l'exposé des erreurs (difficile de se rencontrer en briefing matinal tous les jours sans les évoquer) et l'apprentissage.

Ces modèles renforcent les ressources psychologiques d'un collaborateur. Cette planification rend la progression facilement observable pour le manager mais également pour le collaborateur. Elle stimule le sentiment d’auto efficacité dont on a vu depuis Bandura (4) l'importance dans la réalisation des tâches. Or à distance : la motivation d’un collaborateur est sa boussole.



(1) Christian Morel dans "Les Décisions absurdes" Tome 2

(2) Savoie et Beaudin "Les équipes de travail: que faut-il en connaître ?" Psychologie du travail et des organisations, volume 1

(3) Ashby Law Of Requisite Variety (1952). Cette "loi" précise que seule la variété peut neutraliser la variété. Par extension, ici, la complexité.

(4) Albert Bandura, "Self Efficiency Of Control"

Photo : Andrea Piacquandio


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