L'intelligence artificielle (IA) au service du réel : revaloriser le travail de première ligne
- Erwan Hernot
- il y a 1 jour
- 4 min de lecture

Depuis les premiers ERP, la transformation numérique s’est concentrée sur les niveaux centraux des organisations : direction, finance, contrôle, reporting, pilotage des risques. Résultat : les directions voient mieux leur activité, mais ceux qui agissent au contact du réel — ateliers, magasins, chantiers, maintenance, transport, service client — disposent encore trop souvent d’outils lourds, de validations lentes (quand elles arrivent…), et peu d’autonomie pour ajuster ce qui doit l’être ici et maintenant. Pourtant, c’est là que la valeur se joue : dans la matière, dans le geste, dans l’interaction, dans l’incident détecté au bon moment. Je l’avais déjà écrit en 2016 puis en 2021 (références en fin d’article) : donner du pouvoir d’agir aux équipes de terrain est un levier de performance. Ce qui change aujourd’hui, c’est l’IA, parce qu’elle repose la question du pouvoir d’agir avec acuité.
« On sait ce qu’il faudrait faire, mais on n’a pas la main »
On l’entend souvent. Le problème n’est pas la motivation, ni la compétence, ni l’engagement. Le problème est structurel : le pouvoir d’agir a été concentré trop haut. La couche IA de la révolution numérique, si elle est bien utilisée, permet aujourd’hui d’inverser cette dynamique. En effet, les bénéfices de la technologie sont bien plus pauvres si l’autorité ne se déplace pas. D'où la question : l'IA doit-elle simplement informer ou permettre d’agir ? Les deux usages sont radicalement différents. A cet égard, les travaux de Thomas Davenport, Marco Iansiti ou Mariya Yao [1] convergent :
• Si l’IA analyse mais que la décision reste centralisée → elle renforce le contrôle.
• Si l’IA éclaire l’action locale et autorise la décision sur le terrain → elle renforce la responsabilité.
Dit autrement : ce n’est pas la même entreprise, le même rapport au travail, la même performance. Prenons un exemple concret : une situation de maintenance industrielle. Sans responsabilisation, un technicien détecte une vibration anormale. Il note, remplit un formulaire qui signale l'anormalité et… attend un diagnostic qui arrive parfois trop tard, alors qu'il a une idée qu'il ne doit pas tester. Avec une IA en renfort du terrain, le technicien utilise une application simple : une photo avec sa légende —> l’IA estime une probabilité de défaut —> le système compare au seuil d’intervention maîtrisé localement. Si le risque ≤ seuil , l'équipe peut agir de son propre chef, immédiatement. Si risque > seuil, le technicien démarre une escalade connue et structurée. Ce qui change tout n’est pas l’outil. C’est la permission d’agir dans un cadre clair, éclairé par l’IA. Comme l’écrit Kristian Bainey [2] : « L’efficacité ne vient pas de l’information, mais du droit d’en faire quelque chose. » L’IA devient ici un tuteur de discernement, pas un superviseur.
L'IA réinterroge la hiérarchie
Dans le modèle pyramidal classique : le terrain observe, le manager valide, la direction décide, le terrain exécute. Ce modèle suppose - de façon implicite - que la hiérarchie voit mieux et sait mieux. Pourtant la hiérarchie est plus loin du réel que le terrain et le réel évolue désormais plus vite que la chaîne de validation. Autrement dit : l’échelle hiérarchique est devenue trop lente pour le monde réel. Certaines équipes de direction redoutent qu’en redonnant de l’autonomie, elles « perdent le contrôle ». C’est l’inverse qui se produit. Qui dit une information immédiatement accessible, dit une réactivité plus forte, moins de défauts et moins de coûts d’erreurs et au final, plus d’engagement ! Mais cela implique un nouveau rôle du manager. Le manager n’est plus le centre de la décision, mais l’architecte des conditions d’autonomie, selon le mot d'Ethan Mollick [3].
Comment faire concrètement
Ce changement n’est pas une révolution brutale. C’est un déplacement progressif du pouvoir de décider.
1) Co-concevoir les outils avec le terrain. Pas de solution pensée « au siège ». On teste, on ajuste dans le réel.
2) Délimiter clairement la zone d’autonomie. Si le seuil ≤ X → action immédiate locale. Si le seuil > X → escalade organisée. On ne “donne pas l’autonomie” : c’est trop vague. On trace la frontière de l’autonomie.
3) Former les managers à leur mission nouvelle. Le manager devient garant du cadre (« Jusqu’où peut-on agir ? »), facilitateur d’initiative (« Tu peux y aller, c’est sécurisé »), régulateur (pas guichet de validation), soutien au discernement (pas arbitre de tout). Avant le manager pouvait faire face à des demandes incessantes chaque jour ; ce qui entraîne friction, fatigue et lenteur. Après une grande partie de ces demandes disparaissent car elles sont traitées localement ; le temps du manager se libère pour accompagner, baisser les tensions, mentorer, prende du recul pour mieux s'adapter, etc. On a moins de bureaucratie et plus de travail réel.
Ce changement peut commencer demain, dans une équipe, sur un site, un périmètre restreint. Commencez par une question simple :
Dans notre activité, où perdons-nous du temps alors que nous savons déjà ce qu’il faudrait faire ?
La responsabilisation numérique du terrain n’est pas un slogan.C’est une façon de respecter l’intelligence de ceux qui font. L’entreprise performante sera celle qui rend le pouvoir d’agir à ses équipes. On ne renforce pas l’engagement en « motivant ». On le renforce en permettant d’agir.
Schéma : freepik
[1] Thomas H. Davenport — The AI Advantage: How to Put the Artificial Intelligence Revolution to Work, MIT Press, 2018.
Marco Iansiti (avec Karim R. Lakhani) — Competing in the Age of AI: Strategy and Leadership When Algorithms and Networks Run the World, Harvard Business Review Press, 2020.
Mariya Yao — Applied Artificial Intelligence: A Handbook for Business Leaders, (co-auteurs : Adelyn Zhou, Marlene Jia), WhitePaper / Digital Press, 2019.
[2] Bainey, K. (2024). AI-Driven Project Management: Harnessing the Power of Artificial Intelligence and ChatGPT to Achieve Peak Productivity and Success. John Wiley & Sons, Inc.
[3] Ethan Mollick — Co-Intelligence: Living and Working with AI, Penguin Group, 2024.



