« Responsabiliser : rendre quelqu'un, un groupe conscient de ses responsabilités : responsabiliser les conducteurs. » Définition du Larousse consulté en ligne le 26 juin 2021. J'ai choisi, pour ce papier de traduire l'américain «empowerment » par le verbe responsabiliser plutôt que par le bénéfice de cette action qui est l'habituelle traduction : « autonomisation ». À l'heure du management hybride, c'est un concept à considérer. D'où l'intérêt de se poser la question, pourquoi responsabiliser ?
Parce que le modèle managérial dominant n’est plus pertinent. Henri Fayol a défini le management au travers des 5 objectifs : prévoir, organiser, commander, coordonner, contrôler. Basé sur une représentation mécaniste du collectif humain, et une explication purement contractuelle des comportements (on travaille simplement parce qu’on est payé), ce modèle a bien fonctionné dans des marchés de conquête (le fameux cycle des 30 Glorieuses, d’après Jean Fourastié (1). Le manager décrit ce qui doit être fait, puis s’assure de la réalisation à travers différents dispositifs de contrôle. Par extension, chaque entité de l'entreprise décline à son niveau, la stratégie définie par la direction générale. Cette responsabilité est habituellement confiée au manager de 1er niveau qui fixe des objectifs à chacun de ses collaborateurs. La démarche est plutôt descendante. Ce processus n'implique pas beaucoup les salariés dans l'évolution de leur entreprise. Même si la vision des dirigeants est compréhensible, les salariés ne se l’approprient pas parce qu’ils n’ont jamais échangé sur le sujet. Ils attendent les instructions hiérarchiques et selon les enjeux qu'ils perçoivent, les acceptent ou les contestent, ce qui conduit alors le manager à devenir directif. Dès les années 1950, l’école des relations humaines a remis en cause ce modèle en soulignant l’importance des motivations qui fournissent des raisons d'agir.
Parce que responsabiliser les équipes en les faisant participent à la prise de décision, produit des raisons d'agir. La disruption digitale a renforcé l’argument. La crise Covid complète en illustrant, si besoin, les conséquences du monde VICA (volatilité, incertitude, complexité, ambigüité). Plus un système est complexe et moins on le contrôle d'un point unique. La responsabilisation n’a pas en effet, pour premier objectif d'améliorer la motivation, mais d'améliorer la maniabilité du système. Les gens doivent être habilités à prendre leurs propres décisions avec les informations dont ils disposent déjà. Les managers ne doivent pas craindre d'imposer à leurs équipes les contraintes qui les conduisent à intégrer des dimensions contradictoires dans leurs actions. L'expérience montre qu'ils le font très bien.Certains estiment alors que les managers doivent perdre l’illusion de ce contrôle : depuis des décennies, on fait remplir des formulaires de reportings sans amélioration de l’agilité des entreprises face à l’inconnu. Avec la distance de toutes les façons, le rôle managérial perd les attributs classiques du Command&Control comme cette capacité de contrôle serré des collaborateurs. Le rôle du manager s'est complexifié au delà dudit contrôle. Le développement des technologies de l’information ouvre toujours plus de communications plus transversales transformant le manager en hub de connexions entre des personnes et des contextes, démultipliant la production, le pilotage et l’innovation. Dit autrement : les informations disponibles dans le réseau « entreprise » sont bien meilleures que les informations disponibles dans n'importe quel nœud individuel, y compris le siège social mal nommé le «centre de contrôle».
Parce qu'on change de représentation : on pense l'entreprise comme un organisme vivant (placez « biomimétisme » dans votre prochain dîner;), le principe qui jusqu'à présent séparait l’institution décisionnaire du terrain qui exécute, n’est plus adapté. Si le style de management directif fonctionne bien en présentiel, ce n’est pas forcément le cas à distance. Pour installer une organisation « hybride » ou ses collaborateurs sont régulièrement et par roulement à distance, le manager ne peut rester dans l’approche « distribution des tâches / contrôle », ni s’appuyer systématiquement sur les mêmes pour plus de facilité. Il est contraint de lâcher prise et de miser sur la confiance. On pourrait s'en satisfaire avec une conclusion morale : en accordant une telle confiance à son équipe, le manager refuse de les considèrer plus comme des enfants, ce qui a pour effet vertueux de les responsabiliser. « Donner la confiance engendre la responsabilité de celui qui la reçoit » diraient les bonnes âmes. En fait, on déplace plutôt le contrôle. Faire confiance à ses salariés, c’est ainsi accepter de les faire participer à la stratégie de l’entreprise voire que les objectifs soient déterminés collectivement. Pourquoi ? Parce que la motivation par rapport à un objectif, la compétition et la pression des pairs constituent des outils efficaces au service de la régulation du système, plus que le simple contrôle hiérarchique. La façon de répartir le contrôle dans une organisation passe par la responsabilisation
Parce que responsabilité de l'entreprise et responsabilisation des équipes fonctionnent ensemble quelque soit le bout par lequel on prend le problème. Les entreprises ont intégré une ère de la responsabilité sociale et sociétale depuis déjà quelques années. De l’autre coté, il est illusoire de penser qu’un processus de responsabilisation des équipes soit juste une technique managériale sans finir par « déborder » sur des principes plus fondamentaux tels que la raison d’être de l’entreprise. Voilà pourquoi la loi PACTE (voir ici) qui introduit le statut d’entreprise à mission aborde également la participation des salariés aux instances de décision. La crise Covid a justement questionné le sens du travail dans l’entreprise, et donc plus largement cette raison d’être de l’entreprise au sein de la société. À quoi sert-elle ? Qui sert-elle ? Confiné, j’ai eu le temps de rechercher la cohérence entre mes valeurs et les actes de mon entreprise, L’humain a primé durant cette période. Avant, l’individualisme des salariés a été cité comme une caractéristique malheureuse de l’époque. Mais cette crise a démontré leur attachement à leur entreprise et au collectif. Les entreprises qui ont incarné la résilience, sont celles qui ont placé l’humain au cœur de leurs préoccupations. Elles ont facilement mobilisé leurs salariés pour lutter : or, chaque acte d’autonomie, quel que soit le niveau hiérarchique, est porteur d’une intention. L’effort fourni finit par interroger la finalité de l’activité poursuivie. Le « comment » vient questionner le « quoi » et le « pourquoi ». De nombreuses entreprises qui ont mené des expériences d’autonomisation ont fini par ouvrir le chantier de leur raison d’être ou de leurs valeurs (). Tous ces éléments plaident donc pour une nouvelle relation au travail. L’entreprise post Covid devra naviguer sur cette ligne. Est-il possible de responsabiliser durablement des équipes sur la manière d’effectuer leur travail sans leur en donner les raisons fondamentales ni leur permettre de contribuer aux orientations prises ? La réponse est non.
Parce que Les entreprises qui ont réussi à faire évoluer leurs façons de travailler pour répondre à la crise ne se sont pas contentées de promouvoir le télétravail. Elles ont accéléré leur transformation digitale, dans tous les compartiments du jeu – outils, services, métiers et processus. Elles ont adopté des outils de collaboration en ligne, ont développé les canaux digitaux pour garder le contact avec leurs clients, voire les autres parties prenantes. Le prix de l'adaptation à l'environnement afin de continuer à créer de la valeur suppose de passer d’une organisation hiérarchique et mécaniste à une organisation agile, apprenante. Pour être agile, il faut distribuer la prise de décision au plus bas niveau possible, y promouvoir l’initiative et responsabiliser les managers intermédiaires, élever significativement leur niveau d’analyse des données, leur capacité à engager le processus de décision adapté à la situation qu’ils rencontrent et leurs compétences relationnelles et humaines. Les principes et les valeurs de l’« Agile » se fondent sur la responsabilité et l’autonomie des acteurs. Le collaboratif, la co construction, l’expérimentation doivent alors se traduire dans la gouvernance et le leadership.
Alors, la responsabilisation, une évidence ? Non parce que la conclusion est plus nuancée. Tout d'abord il y a la façon dont la responsabilisation est envisagée. Centrée sur des indicateurs, au quotidien, c’est stressant. Déchiffrer ses propres obligations devient difficile dans des climat d'incertitude que l'on connaît. Or certaines tendances managériales envisagent la responsabilisation comme la possibilité d'être jugé et évalué en permanence. La conséquence logique qu’en tire l’acteur consiste alors à se placer en situation de confrontation ou de concurrence avec les autres d’une part et à s’éloigner de son supérieur hiérarchique (le bras armé du contrôle permanent) d’autre part. Ce qui est dommageable pour l’efficacité globale de l’entreprise à l’heure où on a plutôt besoin de coopération. Certains salariés regrettent déjà le management vintage de Taylor et Fayol. C'est notamment l’analyse de François Dupuy (3) quand il dévoile la protection que pouvait apporter aux salariés, le taylorisme défini comme un découpage rationnel des tâches. Chacun savait précisément ce qu'il avait à faire. Cette maîtrise totale de son domaine d’activité, bâtissait des mini citadelles dans lesquelles ces acteurs (d’exécution) se sentaient protégés. Les choses étaient claires, le travail routinier mais les solidarités avec les collègues étaient évidentes, la résistance collective, une force dont on ne se privait pas face à une hiérarchie qu’elle soit proche ou « haute direction » lointaine. On pouvait alors critiquer, détourner voir réinterpréter l’organisation du travail telles que les bureaux des méthodes, les ingénieurs les élaboraient. Le monde VICA et les évolutions des principes managériaux vers la responsabilisation et l’agilité, la fluidité des tâches facilitée par l’IA, ont enlevé les anciennes protections et nourri l’incertitude et partant, l’inquiétude. La responsabilisation est une opportunité pour ceux qui sont capables de l’assumer. La responsabilisation et son corollaire, l’autonomie est un piège pour tous les autres ! Le changement impose en effet de faire un apprentissage de techniques et de méthodes nouvelles. A cet égard, les acteurs n’ont parfois pas les qualifications et les compétences pour effectuer ce qui leur est demandé. Les stratégies cognitives acquises ne sont pas simples à inhiber. Nos apprentissages passés ont modelé notre cerveau, en quelque sorte à notre insu. Ces différences ont un impact sur la façon dont les personnes voient la réalité, organisent leur vie et interagissent avec les autres.
1 Les trente Glorieuses ou la révolution invisible, Jean Fourastié, 1979
2 La boite à outils de l’innovation managériale, David Autissier et alii, 2021
3 Lost in management, François Dupuy, 2011
4 Puissante et fragile, l’entreprise en démocratie, Dominique Schnapper, Alain Schnapper, 2019. Voir aussi L’homme inutile, Gael Giraud, 2018
Les suites logiques de ce papier sont :
Formation distancielle : "Responsabiliser l'équipe, première mission du manager hybride". Durée 0,5 jour.
Webinaire : "Etude de cas : associer les collaborateurs au projet stratégique". Durée : 1h00.
Photo : Binyamin Mellsih
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