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Photo du rédacteurErwan Hernot

"Tout est urgent !": a-t-on tiré des leçons de la gestion des projets ?


Une certaine lassitude guette les chefs de projet. Pour ne pas dire qu'elle est déjà largement présente dans les couloirs - ou les visio-conférences de l'entreprise. Or, des projets mal démarrés et/ou mal gérés ce sont, au choix ou en cumulé, des délais non respectés, des dépassements de coûts, une qualité différente de celle attendue par les clients, des dérives de périmètre, une réputation endommagée, des parties prenantes insatisfaites et un échec dans l’atteinte des objectifs pour lesquels le projet a été entrepris. Cette avalanche de conséquences négatives devrait calmer les ardeurs à lancer/nommer des initiatives « projet »...


Dans les entreprises où fourmillent les projets, en plus de la pression hiérarchique, ce sont aussi les exigences de délai, de spécifications techniques, de ressources (faibles) ainsi que les modes d’organisation qui exercent une pression forte sur le chef de projet. Lequel est peu équipé pour pouvoir dire : « non ». Ajoutez une autre pression : celle des pairs, au sein de l’équipe. À l'occasion d'une revue de projet, chaque acteur s'oblige en effet, à rendre des comptes, voire à analyser ses erreurs et justifier ses choix passés ainsi que ses anticipations. Les projets sont parfois considérés comme des « machines à exiger et à juger. » (1) L’acteur qui pouvait se protéger de la coopération dans une organisation séquentielle, y est désormais exposé en mode projet. Tout ceci le place dans une situation qui l’oblige à promettre de produire plus avec moins de ressources (« Ne pouvez-vous pas simplement ajouter cette fonctionnalité supplémentaire ? ») dans des délais toujours plus courts. Il n’a alors quasiment pas de marge de manoeuvre. On sait pourtant que chaque système a besoin de « mou » pour fonctionner correctement. Par ex. une route fonctionne mieux à une capacité de 65 à 70 % - elle ralentit significativement les véhicules à plus de 80 et les arrête à 100%. De la même façon, les employés ont une capacité limitée à traiter la charge. S’ils sont à 100 % de leur capacité, leur efficacité est gravement compromise. Pourquoi une telle évidence ne perce pas dans la conscience de dirigeants ? On touche là à l’appréhension de la complexité de l’action collective, inhérente à tout groupe humain.


À l’échelle de l’entreprise, la multiplicité des projets invite d’abord à définir ce qui est projet et ce qui ne l'est pas. C'est un premier pas, relativement facile, pour réduire la complexité. Les activités de l'entreprise peuvent en effet être classées en projet (objet temporaire sensé livrer un livrable unique) qui suppose une gestion ad hoc et en opérations (processus récurrents) qui font appel à des techniques d’organisation différentes. Ensuite, les dirigeants ont tout intérêt à dessiner une stratégie de management par projet plutôt que d’appliquer des techniques de gestion de projet. La première option rassemble les projets distincts dans un portefeuille. La vision globale qu’elle autorise, doit permettre une meilleure intégration dans l'entreprise : choix des techniques de gestion de projet, arbitrage des priorités entre les projets et donc allocation optimale des ressources. La seconde option consiste à appliquer les principe d'une discipline qui concerne un seul projet. À la clé, un manque de coordination globale, cause d’un gâchis d’énergie et de ressources.


Ensuite, la complexité appréhendée par un esprit analytique, c'est presque la garantie d’une proposition de consignes simples à comprendre mais impossibles à respecter. C’est ainsi un raisonnement réducteur ciblant la tâche individuelle sans prendre en compte les interdépendances du projet et la charge quotidienne des autres missions. Pour filer la métaphore routière, c'est comme si je basais mon raisonnement d'un trajet sur le fait que ma moto peut parcourir 140 km/h, compte tenu de ses spécificités moteur, de la difficulté technique du trajet ... sans prendre en compte qu'il y aura d'autres véhicules sur la route. Dans le même ordre d'idées, ce raisonnement réducteur attribue à la gestion de projet, des vertus d'efficacité sans aucune remise en cause de l'existant : pas de vision systémique. Prenons le cas de la planification ; elle est basée sur des prévisions précises. Le principe est le suivant : pour que la prise de décision soit rationnelle, les objectifs du projet doivent être définis, de sorte que leur degré de progression dans n'importe quelle situation puisse être évalué. En conséquence, il doit être possible de prévoir que des actions particulières permettront d'atteindre ces objectifs. La question n’est plus uniquement de pouvoir décider d’un plan quelconque, mais bien d’être capable de mettre en place un ou plusieurs plans alternatifs potentiellement efficaces pour atteindre les objectifs identifiés. Qu'est-ce que ça veut dire ? Tous les acteurs raisonnent comme s’ils savaient quoi faire. La planification repose finalement sur une capacité - théorique - à prédire ce qui se passera au cours de l'exécution du plan. Si l'environnement n’évolue pas, si les acteurs répertoriés dans la planification, réagissent de la façon prévue, alors les choses se passeront bien. Il est d'ailleurs convenu d'admettre que gérer des événements imprévisibles n'est pas possible. Les esprit taquins ne manqueront pas de noter que les « si » font peut-être une bonne planification en tant qu'exercice intellectuel mais rarement une bonne conduite d'un projet dans le concret. Les méthodes de gestion de projet (Waterfall mais aussi Agile à un moindre degré) suivent cette logique basée sur la théorie des espaces de probabilité finie. Pour l'illustrer, l’exemple ici le plus éclairant est le jet d’un dé à 6 faces et ses multiples - mais limitées - combinaisons possibles. Nous gérons ainsi dans des espaces déjà connus ou potentiellement « connaissables ». Nos estimations nous incitent à puiser dans notre historique pour « savoir » quand le projet sera terminé. Nous gérons un projet en partant du principe que les acteurs feront ce que nous savons qu'ils devront faire… Pourtant, la vie de l’entreprise est très souvent confrontée à des espaces non finis. Les projets se déroulent dans un futur dont le décor n'est pas structuré et dont les règles ne sont pas encore définies. Par exemple, un acteur doit terminer une tâche en trois jours ... à condition que personne ne tombe malade, qu'il n'y ait pas de panne de courant, que le projet dont il dépend livre à temps, qu'il n'y ait pas de brutale ré-allocation de ressources, etc. Tout se passe en même temps et les problèmes ignorent toute autorité centrale ! Réduire le management de projet à la simple gestion des processus séquentiels et des outils démontre l’incapacité de l’entreprise à admettre qu’elle évolue dans un environnement dont de larges parts sont inconnues.


Enfin, accepter l'existence même de la complexité est un premier pas nécessaire. Avant de pouvoir identifier les méthodes et outils qui seront utilisés, il serait bienvenue de caractériser les différents aspects de la complexité du projet : la nouveauté, la technologie et le rythme d’avancement supposé du projet, par exemple. A cet égard, la complexité humaine est aussi à prendre en compte. Elle fait ici référence à la combinaison des aspects politiques et émotionnels des projets dans le management des parties prenantes. Elle oblige à tenir compte des enjeux individuels et organisationnels, des agendas cachés, des alliances des opinions et des intérêts dans l’atteinte des objectifs du projet. Cet aspect de la complexité est probablement le plus difficile à « opérationnaliser » puisqu’il fait référence aux aptitudes relationnelles et aux compétences non techniques (les fameuses « soft skills »). Plus un système est complexe, moins les acteurs peuvent le contrôler. Ce n'est pas pour autant, bien évidemment, qu'il faut abandonner la planification du projet. Elle donne des repères autour des fondamentaux du projet : qualité, coût, délai. Elle aide à réduire l’incertitude. Elle est un ressort important de l’efficacité et l’efficience du travail de l’équipe : qui fait, comment faire ? Mais pour un meilleur contrôle global d'un projet complexe, la plupart des décisions doivent être prises dans les sous-systèmes. Par conséquent, la gouvernance globale du projet doit être répartie entre toutes les parties. Répartir le contrôle dans cette organisation passe par l'autonomisation. Paradoxalement, pour mieux piloter un projet, un chef de projet doit donc renoncer à l'illusion du contrôle. Or dans les entreprises à hiérarchie traditionnelle, si le chef de projet n'est chef de personne, il demeure, seul, responsable des problèmes du projet (2). Plutôt que de spéculer à propos de ce qui pourrait advenir, il vaut mieux développer les capacités des autres acteurs clé du projet à décider pertinement à propos de ce qu’il adviendra. Le chef de projet avisé délègue la plupart des activités et leur contrôle aux membres de l'équipe. Il descend les décisions ET les responsabilités à un niveau où quelqu'un a des informations d’une granularité plus fine, qui sont donc plus précises. Le chef de projet comprend qu'il doit prendre le moins de décisions possibles. Évidemment, dit comme cela, l'affirmation est déconcertante pour les dirigeants formés à l'expertise qui génère des certitudes qui légitiment des décisions. Elle souligne les contradictions entre la nature désordonnée et émergente de la vie organisationnelle et le paradigme cher aux comités de direction qui veut que les entreprises changent grâce à la mise en œuvre de l'intention (la leur ;) préalable. Les méthodes de management du risque étudient les causes et les conséquences des risques. Un modèle de gestion de la complexité en projet pourrait plutôt évaluer les zones de complexité et partant, les sources d’incertitude, de façon à permettre une anticipation de ces zones de « chaos » organisationnel au sein d’un projet en développement. C'est-à-dire « adapter » un projet plutôt que de le « gérer »…



(1) "Quand les individus et les collectifs sociaux sont mis en danger par le travail en projet", Alain Asquin, Gilles Garel, Thierry Picq, Revue Gérer et Comprendre, Annales des Mines, 2012

(2) Les esprits sagaces auront remarqué que personne n’est chef - non -plus - dans les entreprises libérées. Mais ne pas avoir de ressources hiérarchiques dans un environnement où personne n’en a, est moins handicapant que dans un environnement traditionnel.


Photo : cap.sopon

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