Compter des experts parmi son personnel est un atout compétitif décisif, un gage de réussite et de pérennité. Savoirs et connaissances constituent en effet, une des ressources les plus importantes de l'entreprise. À la condition que celle-ci soit capable de les transformer en valeur qui tient, quant à elle, au manager. Afin de garantir l'efficacité des processus de création de valeur, il faut donc manager les experts, réputés difficiles à … manager. Ils ne supportent très souvent qu’un autre expert comme manager. Si tout le monde (DRH et experts !) s’en plaint, ce choix reste probablement la moins mauvaise solution face à une population qui reconnaît peu le management en tant que tel. Ainsi par exemple, dans certains grands cabinets d'avocats, les associés restent à la pointe de leur pratique, tout en assumant (pas toujours très bien) à temps partiel, les missions managériales de la firme. Les quelques cabinets, qui ont mis à leur tête des directeurs généraux, qui n'étaient pas des avocats, n'ont généralement pas persévéré dans cette voie. Il n'en reste pas moins que le passage de l'expertise au management des équipes d'experts, demeure une gageure. Bien mesurer ce défi : tel est l'objet de ce papier.
Commençons par la définition de l'expert : c'est un bosseur. Cette affirmation est illustrée par la règle (approximative) des dix mille heures : certains chercheurs (1) ont établi que l'expertise avait une relation assez linéaire avec la quantité de travail fourni. Elle aboutit à un individu qui possède des savoirs et des connaissances larges (2) - tant techniques que cognitives. Perpétuel apprenant dans son domaine, il est capable de les mettre au service d'un projet en apportant une vision à la fois globale et pointue de la situation qu'il étudie. Dans son mode de fonctionnement, l'expert s'appuie sur ses connaissances théoriques, techniques, expériences et facultés cognitives hors du commun. Ce qui lui permet d'analyser, comprendre et réagir de manière adéquate et rapide en s'adaptant continuellement au contexte, aux situations et individus. Si on poursuit avec l'exemple du cabinet d'avocats, ceux-ci, en tant que professionnels du droit, sont constamment engagés dans la collecte et l'application de connaissances juridiques. Le rôle du manager est alors de maximiser l'utilisation de ces connaissances au bénéfice du cabinet : gestion de l'expertise proprement dite (identification des domaines d'expertise de chaque avocat, promotion de la formation continue pour rester à jour…), gestion des bases de connaissances, organisation de la collaboration et du partage desdites connaissances, investissement dans des logiciels de recherche etc. Enfin, les experts sont souvent des personnalités sensibles et hyper réactives. Et pour cause : ils sont passionnés par leur sujet, ils s’investissent sans compter, sont constamment sollicités, et se sentent bien seuls à détenir ces savoirs. La question de leur reconnaissance est essentielle à leurs yeux. Pour être performant, l’expert a besoin de percevoir des signes d’admiration et de respect, de se sentir apprécié au delà de sa sphère de compétences : l’expert est souvent une diva.
Passer de l'aura et des paillettes de la diva au costume terne du manager : c'est un changement qui fait - au minimum - réfléchir. L'ancien expert et néo manager a tout intérêt à mettre au clair sa décision de changement afin qu'il n'oublie pas le sens des efforts à consentir dans la transition : volonté de progresser différemment dans sa carrière ? Assumer davantage de responsabilités ou contribuer de manière plus significative à l'entreprise ? Bénéficier d'une évolution salariale notable ? La transition d'un expert à un manager constitue un processus qui comporte des défis émotionnels et identitaires importants. Réputé excellent dans sa spécialité, le néo manager débute auréolé de cette légitimité. La transformation exige l'acquisition de compétences en gestion qui lui sont complètement étrangères, telles que la communication, la prise de décision, la résolution de conflits, la planification stratégique et la gestion des ressources humaines. Apprendre ne lui pose pas de problème : c'est la base de son identité. Mais "désapprendre" ? Il doit pourtant éviter les erreurs qui peuvent le faire échouer dans le parcours hors de son terrain d’expertise, en prenant la mesure de sa mission de manager. Or, les experts baignent dans l'habitude d'une parole prescriptive (3). Ils savent. Sont-ils capables de remettre le compteur des heures à zéro et (se) dire "Je ne sais rien" ? Dans le même ordre d'idée, le propre de l’expert, c’est d' avoir raison – souvent contre tous.
La 1ère évolution consiste ici à relativiser le statut d'expert et se qualifier soi-même de "spécialiste". Certes, celui-ci a approfondi une question, est hyper pointu dans son domaine, mais il existe aussi d’autres points de vue, qui peuvent être plus pertinents en fonction du temps et des circonstances. Le spécialiste ne couvre qu’un domaine. Par ex., l’ingénieur peut avoir raison techniquement, mais tort sous un angle marketing ou économique. Il se met en condition de résister à la tentation de la toute puissance ("j'irai plus vite si je le fais moi même") pour être capable de déléguer efficacement, évitant ainsi sa propre surcharge de travail et encourageant le développement professionnel de son équipe. Sinon, le risque est réel d’une prise de pouvoir de l’expert, ou tout au moins d’un étouffement de l’intelligence collective. L'attitude hiérarchique la plus pertinente, qui vient à l'esprit, est la notion de "servant leader," (4) soutenant l'équipe plutôt que se comportant en chef porté par l'autorité d'un savoir. Le manager encourage l'autonomie de l'équipe pour résoudre les problèmes de manière collaborative plutôt que de tout résoudre lui-même. Sollicité par les équipes, l'expert a souvent l'habitude de superviser de près leur travail : c'est logiquement la garantie du transfert de sa valeur ajoutée. Le manager doit, lui, faire confiance à son équipe et déléguer. L'expert saura-t-il résister au micro-management ("mais qu'est-ce qu'ils font ? Pourquoi ne font-ils pas appel à moi ?") et rester prêt à gérer les conflits au sein de cette équipe afin de maintenir un environnement de travail productif ?
Dans la 2ème évolution, il s'agit d'abandonner cet état de spécialiste, de « faiseur » individuel et d'acteur relativement indépendant (l'expert priorise ses propres tâches) pour endosser l'habit du généraliste, qui met son ego de coté, rythme l'agenda, fait jouer l'équipe en collectif. Le néo manager doit comprendre qu’il ne peut pas demeurer expert. Il va quitter la reconnaissance (celle de l'expert qui l'a longtemps motivé) pour en conquérir une autre (celle plus hasardeuse du manager). C'est-à-dire travailler dans une zone d'inconfort car il s'agit d'accepter qu'il gère des personnes qui ont plus d'expertise que lui dans son ancien pré carré. De plus, le néo-manager va gérer leurs attentes. Lesquelles peuvent être élevées ("après tout, c'est l'un des nôtres, il va nous comprendre") et il est difficile d'y répondre, tout en se familiarisant avec le nouveau rôle. Dans ces configurations, de nombreux managers talentueux sont poussés à leurs limites, qu'ils ont mal placées. Il vaut mieux adopter une nouvelle perspective : la capacité à convertir à la vision stratégique de l'entreprise, en quelque chose de concret, voire d'inspirant au niveau de l'équipe. Plus les membres de l'équipe sont talentueux, plus ils comprennent et prennent en compte l'objectif commun, meilleurs seront les résultats du collectif dont le néo manager a la charge Ce sera le reflet direct de ses compétences en management. Ça nécessite de prendre du recul par rapport aux aspects techniques du travail dont l'expert se délectait et de se concentrer sur les objectifs à long terme de l'entreprise, moins concrets. Il doit apprendre à prioriser les tâches de l'équipe pour atteindre ces objectifs organisationnels. Jusqu'à présent, il faisait face à des problèmes complexes mais intellectuellement stimulants, liés à son domaine d'expertise, il va se trouver confronté à des problèmes triviaux (comme par exemple, des disputes de territoire entre deux experts ;) dont il peut ne pas percevoir certains aspects politiques, symboliques. On peut ainsi être un avocat virtuose et virevolter entre deux législations, (l'une américaine à New York, l'autre française à Paris) et se retrouver en difficulté pour bâtir un simple planning, coordonner 2 collègues qui ne s'apprécient pas, afin d'atteindre des objectifs communs. Habitué à une prise de parole précise portée par des termes techniques et des détails spécifiques, le néo manager va devoir élargir son vocabulaire et ses messages afin d'être compris des non-experts. Il laisse sa caractéristique d'indépendant et repense son identité professionnelle : il se reconnaît maintenant comme interdépendant : il est un des maillons de l'organisation. Il peut ressentir une perte de prestige auparavant liée à son expertise technique. Il ne faut pas nier ce sentiment. Il est réel : perte de la maîtrise de son domaine d'expertise, de la reconnaissance pour ses compétences techniques ou de la proximité avec le travail concret. La transition vers un rôle de manager peut être émotionnellement intense. Il est courant de ressentir de l'incertitude, du doute de soi, de la frustration. La gestion de ces émotions est essentielle pour maintenir un leadership efficace. Mais il y a au moins un repère qui reste : le rôle de manager est, comme l'état des connaissances de l'expert, en constante évolution. Les anciens experts doivent continuellement s'adapter aux changements organisationnels, aux nouvelles technologies et aux besoins de leur équipe. Cela demande une flexibilité et une volonté d'apprentissage permanent.
Par conséquent, manager un expert, c’est pousser la délégation à son maximum et de ce fait, réaliser des arbitrages à partir d’éléments que l’on ne maîtrise pas (ou plus) et que l’on ne peut pas vérifier, faute de temps ou de compétences. Manager des experts suppose donc d’avoir confiance en soi-même et en sa capacité de discernement. L'ancien expert et néo manager doit être ouvert à de nouvelles informations et perspectives. Il doit être prêt à écouter avec humilité… sans (dans un 1er temps) poser de questions qui tentent de reprendre le pouvoir sur la conversation afin de rassembler toutes les perspectives et sources de connaissances potentielles. Pour dire les choses de façon plus directe : ne pas regarder les autres depuis le piédestal de son expertise précédente, élimine les barrières mises en place par son ego. Cela aide également à éliminer la peur, l’incapacité ou tout autre stress qui accompagne parfois les sauts dans l’inconnu. S'il estime simplement ne rien savoir, il se met en condition d'être ouvert et apprenant même s’il semble au départ qu'il doive se subordonner aux autres. C'est l'état d'esprit pertinent car sans lui, l'expert se ferme au processus de "désapprentissage" puis d'apprentissage.
Au final, ce grand saut de l'expertise au management est-il possible ? Si on file la métaphore athlétique, la réponse est « oui » car l'expert a les qualités qui, bien employées, lui permettront de sauter. Le chemin de l'expertise vers le management, convenablement, accompagné (formation, mentorat, coaching) est réaliste. L'un des traits caractéristiques de l'expert tient à sa capacité d’apprendre de l’expérience qu'il va chercher à multiplier. Chaque mouvement, promotion ou défi s'évalue pour lui en fonction du potentiel d’apprentissage qu'il/elle recèle. Stimulé par la curiosité, il a une forte capacité à relever un nouveau défi et à en tirer des leçons plutôt que d'entasser des couches d'expériences identiques. Alors que d’autres néo managers peuvent se contenter de l’accomplissement des missions basiques du management, l'ancien expert est continuellement intéressé par de nouvelles expériences et par le développement accéléré de son propre potentiel managérial.
(1) Anders Ericcson pour en citer un.
(2) Le savoir est souvent associé à l'application pratique des connaissances, tandis que la connaissance est plus large et inclut des concepts théoriques.
(3) Une parole prescriptive fait référence à une communication verbale ou écrite qui énonce des instructions, des ordres, des règles ou des directives. Elle prescrit une conduite spécifique à suivre, établissant ainsi des normes ou des attentes à respecter. Contrairement à une parole descriptive qui décrit simplement des faits ou des observations, une parole prescriptive cherche à influencer le comportement ou les actions de la personne à qui elle est adressée.
(4) Un "servant leader" renverse le modèle de leadership hiérarchique traditionnel en donnant la priorité aux besoins des autres, en leur donnant les moyens d'agir et en favorisant un environnement de travail collaboratif et solidaire. Cette approche conduit normalement à une satisfaction accrue des employés.
Photo : Artem Podrez
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