La santé mentale fait-elle peur aux managers ?
- Erwan Hernot
- il y a 2 jours
- 3 min de lecture

Depuis quelques temps, la santé mentale est devenue un sujet central dans les entreprises. On en parle dans les comités de direction, dans les plans QVT, dans les dialogues sociaux. L’intention est sincère : mieux prendre soin des collaborateurs, prévenir le burnout, limiter le turnover, apporter du soutien dans un monde du travail qui s’accélère. Pourtant, lorsqu’on observe ce qui se passe réellement sur le terrain, notamment chez les managers de premier niveau, le malaise est patent.
On demande aux managers de repérer, de prévenir, d’accompagner. Mais de quoi parle-t-on exactement lorsqu’on parle de santé mentale ? L’idée managériale numéro 8 – « Renforcer la vigilance sur la santé mentale » – part d’une intention juste. Mais elle repose sur une hypothèse fragile : que la santé mentale serait aussi visiblement identifiée, diagnostiquée et comprise que la santé physique. Ce n’est pas le cas.
Santé mentale : une notion encore floue
La médecine sait diagnostiquer une fracture. Elle sait mesurer un taux de cholestérol. Elle sait repérer une infection. Mais l’équivalent n’existe pas encore pour la santé mentale dite « ordinaire », celle qui se joue au quotidien : épuisement, anxiété diffuse, perte de sens, irritabilité, manque d’élan, effritement intérieur. Ces signaux sont subjectifs, parfois fluctuants et rarement avoués.
Dans ce flou, deux risques apparaissent pour le manager :
Sous-interpréter la situation (ex. : « il n’est pas motivé », « elle a juste baissé les bras »).
Sur-interpréter (ex. : « il est en burnout », « elle est en dépression ») sans compétence médicale.
Le concept de quiet cracking (la fêlure silencieuse), bien documenté depuis 2024, illustre ce glissement. Ce n’est pas encore un effondrement visible comme l’arrêt maladie longue durée. Mais ce n’est plus un simple coup de fatigue. Le collaborateur tient encore mais à un coût intérieur élevé, imperceptible depuis l’extérieur. Le manager est alors face à quelque chose qu’il sent, mais qu’il ne peut ni nommer ni mesurer. Il se retrouve à occuper une position impossible : ni psychologue, ni médecin, ni simple superviseur mais tout cela à la fois.
Une tension systémique pour les managers
Pour le manager de premier niveau, la situation est encore plus délicate. Il travaille au quotidien avec ses collaborateurs, partage leurs objectifs, leurs contraintes, leurs tensions. Il est souvent le premier témoin du craquement qui s’annonce. Il n’a toutefois ni les mots, ni la légitimité, ni les outils institutionnels pour intervenir de manière sécurisée. Dans certaines équipes, la discussion sur la santé mentale se fait dans le non-dit : on baisse les objectifs « provisoirement », on redistribue les dossiers, on évite de confronter le problème. Dans d’autres, on bascule dans l’excès inverse : tout devient « charge mentale », tout devient « burnout », tout devient « anxiété professionnelle ». Entre ces deux extrêmes, le manager avance sur un fil.
Les implications pour l’organisation
Les directions voient dans l’attention à la santé mentale, plusieurs bénéfices : réduire l’abs entéisme,fidéliser, rendre l’entreprise attractive, incarner une promesse employeur plus humaine.
Tout cela est juste. Mais une organisation n’est pas un espace neutre. Elle est traversée par des jeux d’intérêts, de pouvoir, de stratégie. Et dans certains cas, la santé mentale devient un objet tactique :
pour obtenir un aménagement,
pour contourner une évaluation,
pour déplacer la responsabilité d’un conflit.
De même, certains médecins – rares mais existants – signent des arrêts complaisants, brouillant la frontière entre souffrance authentique et levier de négociation. Cela ne doit pas conduire à la suspicion automatique. Mais cela oblige à clarifier le rôle du manager :Il ne soigne pas. Il n’évalue pas la souffrance. Il crée simplement (si je puis dire...) des conditions de travail soutenables.
Agir sans s’improviser thérapeute
Voici ce qu’un manager peut réellement faire, sans sortir de son rôle :
Clarifier le cadre de travail : attentes, priorités, charge, délais.
Ritualiser les points individuels : une fois par semaine, 15 minutes, écoute neutre.
Nommer sans diagnostiquer : « Je perçois que... », « J’observe que... », jamais « Tu es en burnout ».
Faire remonter les signaux plutôt que porter seul.
Encourager les espaces professionnels de soutien : RH, médecine du travail, dispositifs internes.
Ce n’est pas de la psychologie. C’est du management responsable. La santé mentale ne doit pas être un tabou. Mais elle ne doit pas non plus devenir une injonction abstraite imposée aux managers. Le sujet appelle maturité, nuance et lucidité. Et la question clé devient : comment créer des environnements où les gens peuvent tenir, durablement, sans se perdre ? Il serait intéressant d'inviter les directions générales à y répondre...



