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Photo du rédacteurErwan Hernot

Les valeurs d'entreprise : un prêt à penser inutile ?

Le grand public managérial a découvert ce terme de valeur au début des années 80 avec l'ouvrage de Robert Waterman et Thomas Peters “Le prix de l’excellence” (publié en 1983 en français). Il a très vite comblé un vide dans le raisonnement : puisque l'école des relations humaines explique l'importance de la participation des collaborateurs, comment faire pour que ceux-ci adhèrent aux décisions prises ? En partageant les valeurs mêmes à la base de ces décisions. Il suffit donc de mettre autour d'une table à l'occasion d'un séminaire, une dizaine de collaborateurs et de managers connaissant parfaitement l'entreprise pour élaborer une liste de valeurs qui guideront le reste des équipes ensuite. C'est un peu plus compliqué que ça…


Les valeurs d'entreprise s'inscrivent avec les croyances et les normes de comportement dans la notion de culture. L’étude de ce concept est d’abord le fait de l'ethnologie et de l’anthropologie. Vivre dans une société humaine, c'est se soumettre à un ensemble de règles de conduite qui imposent ce qu'on doit dire ou ne pas dire, faire ou ne pas faire face à telle ou telle situation. Cela va des situations anodines et quotidiennes aux situations exceptionnelles. Les entreprises, comme les sociétés archaïques, 1er sujet d'étude ethnologique de la culture, génèrent leur propre culture. Pourquoi est-ce que les dirigeants et managers s'intéressent à un concept qui pourrait leur paraître exotique ? Face a un environnement mouvant, ils cherchent à gagner en souplesse en abandonnant leur organisation parcellisée et verticale (taylorienne) au profit de structures plus horizontales. A l’ère numérique comme auparavant, les structures (= les procédures, les règles, le système d’information ou encore la répartition des missions dans l’entreprise) ont pour fonction de maintenir la cohérence du système. Toutefois à une certaine dose, elles génèrent en effet de la lourdeur et des rigidités. Les usages relationnels, les valeurs, les croyances installées au cœur de chaque système humain ont aussi cette fonction de cohérence. Ces notions, plus floues, moins visibles, peuvent pourtant être très efficaces. Le partage de valeurs devient alors dans la tête des dirigeants, un mode de coordination plus souple que les anciennes méthodes tayloriennes. Dans leurs efforts pour rassembler les troupes, autour de mêmes objectifs, mais aussi et surtout pour obtenir d’elles, des comportements différents, les dirigeants publient alors des chartes, affichent des visions et proclament des valeurs. Dans un souci d'efficacité, certains invitent les salariés à les incorporer et à penser, agir en conséquence. Dit plus précisément : des formations sont élaborées pour diffuser des valeurs qui permettent de concevoir des modes d’emploi, d’acquérir des réflexes conditionnés qui, théoriquement, favorisent le rendement des collaborateurs et leur « gouvernabilité ».

Le diagnostic est bon : “La machine humaine est pilotée par des systèmes de valeurs qui nous guident et nous orientent en permanence.” (1) Les modes de management agile nécessitent effectivement des acteurs capables de s'autopiloter dans des situations nouvelles. Mais là encore (2) le concept des valeurs tel qu'il est appréhendé par beaucoup de dirigeants d'entreprises, demeure fortement teinté de taylorisme. Pour paraphraser le fameux proverbe du management illustrant une délégation qui développe les collaborateurs : « Donnez un poisson à un homme, vous le nourrissez pour une journée. Apprenez-lui à pêcher, vous le nourrissez pour la vie. » Pour les valeurs dans l'entreprise c'est plutôt : «Entonnez l’incantation des valeurs à un homme, vous cherchez à lui éviter de penser. Dispensez vous de valeurs proclamées et vous élargissez sa compréhension des choses ». C'est-à-dire que vous le rendez autonome. Au-delà de la formule, les valeurs telles qu'elles sont généralement appréhendées, sont l'objet de plusieurs erreurs : minimisation de la complexité du concept, déni de réalité, manque de réflexion systémique.

Minimisation de la complexité du concept L’institution de valeurs “corporate” proclamées vise à changer les comportements (effectivement basés sur des valeurs) d’un individu ou d’un groupe. C’est à dire à perturber un équilibre trouvé par les individus ou le groupe. Au pire, les valeurs se traduisent généralement par l'incantation et l'appel au bon sens. Au mieux, on y ajoute des “formations” et ensuite, on espère… Or, comme l’organisation neurologique d’un être humain, l’entreprise se dote, au fil du temps, d’une organisation complexe, interactive et orientée en fonction des enjeux de sa création, de son histoire, des réponses qu’elle a trouvées en réaction aux évolutions de son environnement, des savoirs qu’elle a élaborés, de l’identité qu’elle s’est donnée, de ses valeurs opérantes, de son éthique… Penser que de simples dispositifs de formations ou une injonction à adopter de nouvelles valeurs fonctionnera, c’est faire preuve de naïveté. La transformation de l’équilibre du système ne s’opère qu’au travers d’événements et de prises de conscience dans des boucles d’interaction qui vont permettre de faire émerger une nouvelle cohérence pour le système humain et de nouvelles valeurs pour le cimenter. Ça signifie que si vous proclamez des valeurs, vous devez immédiatement avoir un comité de direction qui les personnifie, des procédures qui les concrétisent, un système d'information adapté, des dispositifs de récompense remis à jour (salaires, primes, promotions), un management de la performance (nature et fréquence des feed-back, points réguliers, objectifs donnés…) Cet effort de cohérence annulerait le conflit - généralement observé - entre les valeurs proclamées et les valeurs réellement opérantes. Or, c’est malheureusement là qu’intervient le déni de réalité.


Déni de réalité

Comment ne pas adhérer à la nécessité de « satisfaire le client ? » Le discours porte sur l'aspect “premier niveau” et évident de la question sans jamais chercher à vérifier la compatibilité de la valeur proclamée avec la situation réelle dans laquelle se trouvent ceux qui doivent y adhérer. Ce discours en gomme les effets systémiques, ceux qui portent sur les conséquences induites sur le travail. Par exemple, cette entreprise veut des collaborateurs agiles ; ce qui se traduit par la valeur “entreprise centrée client”. C’est la même qui refuse des engagements de frais à ses commerciaux, pour qu’ils voient, de temps en temps, leurs clients en face à face. Consigne de la DAF. Autre exemple, cette entreprise mise sur la valeur “innovation”. Or elle tire 80 % de ses ressources des lignes de produits existantes. Vous me direz que c’est une valeur “aspirationnelle” : non car 98% de son personnel au contact des clients/prospects est dédié - et évalué - sur le “repeat business”. Il y a encore déni de réalité quand les dirigeants ne prennent pas en compte le fait que les intérêts des différentes parties prenantes de l’entreprise, peuvent diverger. A l’heure d’une société qui se veut moins hiérarchique, les adeptes des valeurs d'entreprise se promettent de sortir de l'opposition classique entre « eux » (la direction) et “nous” (les salariés). “Le discours sur les valeurs est un discours de bon sens”, pensent-ils. Mais ce n’est pas forcément un discours qui a du sens. Il exprime une rationalité (celle de la direction) mais pas LA rationalité. Chaque acteur interprète les implications par rapport à sa propre réalité. Si les valeurs sont contradictoires avec ses intérêts, soit le collaborateur les considérera comme abstraites, éloignées de son expérience. Soit il les vivra comme culpabilisatrices et porteuses de pression.


Manque de réflexion systémique

L'adoption des valeurs fait rêver par l'adhésion qu'elle supposerait. Mais c'est ignorer les effets de bord de la manœuvre. J'en vois deux. Imaginez tout d’abord une entreprise où il y aurait une adhésion totale et sans réserve de tous les salariés aux valeurs proclamées. Ce serait problématique pour la créativité. Le risque de la culture forte c'est qu'elle n'admet pas la différence. Du coup elle est un obstacle au changement en perpétuant des manières de résoudre les problèmes et des méthodes en vigueur. S’ils finissent par intérioriser la grille de lecture proposée par les valeurs, les salariés pourront-il encore développer l'esprit critique, les idées nouvelles et la capacité à résoudre des problèmes inattendus ? N’y a-t-il pas un risque de réduire les capacités cognitives des individus si la routine, l’imitation et la dépendance à l'égard de la culture sont forts ? Ainsi en résolution de problème complexe, la phase de cadrage du problème nécessite des penseurs divergents afin de couvrir toutes les options possibles. Difficile avec cet effet de conformité… Second effet pervers : quand une solution trouve son sens dans une valeur très générale, il s’agit le plus souvent d’une valeur socialement intouchable. Ce caractère intouchable est légitime. Mais il est alors impossible de critiquer l’action qu’il porte, car critiquer cette action signifie qu’on conteste la valeur. Reprenons l’exemple de l’entreprise centrée client. Le manager, porteur de ce projet, souhaite une action de formation à cet égard. Elle n’a pas de sens vu que les participants sortiraient avec un savoir qu'ils ne pourraient pas mettre en œuvre avant des années car l’écosystème de l’entreprise n’est absolument pas aligné. Aucun objectif clairement identifié, donc, ne justifie ladite formation. Mais si le manager de cette action parvient à faire admettre que son but est de “centrer les collaborateurs sur les clients ”, valeur très générale et intouchable, le non-sens va bénéficier de la protection de cette dernière. Il deviendra impossible de critiquer l’action de formation. Si vous la contestez, il vous sera répondu : « Vous n’allez quand même pas remettre en cause le focus client ! »


Exercice ultime Serait-ce l'exercice ultime ? Une compagnie australienne de high tech semble consciente des dérives évoquées plus haut. Mais elle souhaite quand même exploiter le concept de valeur. Elle demande à ses collaborateurs d'exprimer à l'occasion d'un exercice, leurs cinq valeurs fondamentales. Mais ces collaborateurs le font à partir d'une liste donnée par l'entreprise… charge aux managers de leur permettre de connecter ces valeurs à leur travail quotidien. C’est, en tout cas, une contorsion dont il vaut mieux se dispenser. Les valeurs ne sont pas une notion à jeter à la poubelle. En effet, avec l'ère numérique, on parle d'autonomie croissante des collaborateurs. Si on souhaite une efficacité collective, il serait mieux que chacun partage au moins quelques valeurs fondamentales pour pouvoir échanger, être en désaccord éventuellement, trouver des points d'accord et agir. Mais il faut peut-être simplement penser aux valeurs comme des externalités (3) qui seront positives si on a réussi le reste. En restant à un niveau naïf et volontariste du concept, on enveloppe le message stratégique - qui n'est pas toujours clair - avec des valeurs qui proposent aux managers, des modèles de comportement, d'organisation, de management. Du coup, les managers répètent ce qu'il est de bon ton de dire ou de faire mais sans y croire outre mesure. Ça favorise le cynisme. Cessons le prêt à penser et donnons aux managers des capacités de compréhension des situations complexes et donc d'action, parlons leur encore et encore de stratégie pour leur permettre de mieux l'exécuter. Ecoutons les à cet égard. Je ne suis pas convaincu par l’utilité de la définition de valeurs communes. Je privilégie l’élaboration de principes d'action concrets (comme la co-création ou la coopération ou autre chose) avec les équipes : c’est plus modeste mais on évite de se prendre les pieds dans le tapis. (1) La belle histoire de l'intelligence, Stanislas Dehaene, Yann Le Cun, Jacques Girardon, 2018 (2) Voir l’article Vous voulez rater votre changement ? Mettez du taylorisme dedans. (3) Externalité : j'emprunte ce terme à l'économie. En économie, l’externalité caractérise le fait qu'un agent économique crée, par son activité, un effet externe en procurant à autrui, sans contrepartie monétaire, une utilité ou un avantage de façon gratuite (externalité positive), ou au contraire une nuisance, un dommage sans compensation (externalité négative). Wikipedia.

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