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  • Photo du rédacteurErwan Hernot

Vous souhaitez rater votre changement ? Mettez du Taylorisme dedans


L'idée : en examinant avec du recul, la façon de gérer les changements, on retrouve plein de taylorisme dedans !

Imaginons qu’un grand groupe décide de basculer totalement d'un système d'information (ne donnant pas satisfaction parce que incomplet et vieillissant, sans nouvelle version pertinente pour le client) vers un autre (plus complet, structuré sur une logique plus souple est donc adaptable dans les différents paramétrages à venir). Le chantier est titanesque : il implique des dizaines de pays, tous les métiers, supports compris et mobilisera toute l’équipe informatique. Prenons encore l’hypothèse que la bascule est estimée à plusieurs centaines de millions d'euros afin que chacun ait conscience de l’importance du sujet. L’entreprise, connue pour ses paris risqués mais souvent réussis se lance dans l'aventure. Elle s'adjoint les services d'un grand cabinet (1) pour l'accompagner dans le changement c'est-à-dire ici, l’intégration de l’outil dans des structures du groupe. Des bataillons de consultants rejoignent les équipes internes. Trois ans après, le constat est très mitigé sur les résultats atteints : des cascades de “key users” qui peinent à convaincre des utilisateurs sceptiques sur la valeur ajoutée prévue “vu que ça ne marche déjà pas pendant les formations” ; des business units qui traînent les pieds pour faire la fameuse bascule… et les causes du retard ne sont pas que techniques. La mise en oeuvre du changement parfaite sur les Power Point prend beaucoup de temps et les jalons intermédiaires ne ressemblent pas à ce qui était prévu. À tel point que le président de l'entreprise, sans réponse à ses questions très concrètes, décide de fermer le robinet des honoraires du cabinet, ne voyant pas la fin du projet. Que s'est-il passé pour qu’on en arrive à arrêter une telle décision ? Notre hypothèse, c’est que le taylorisme reste la base sous-jacente des raisonnements managériaux et irrigue encore la “conduite du changement” : il provoque des erreurs de management. A partir de ce cas, voici quelques erreurs dont il faut prendre conscience.


“Il y a ceux qui décident parce qu'ils savent et ceux qui exécutent”

Bien évidemment, cette affirmation n'est jamais posée de façon aussi abrupte. Mais c'est le fruit du mode de pensée d’une élite, sélectionnée sur des capacités pures d’abstraction. C’est aussi un des premiers principes de Taylor. Dans l’univers des usines du début du XXe siècle, il considère que l'opérateur ne sait pas. C'est l'ingénieur des méthodes qui lui indique le mode opératoire. Par extension, ce raisonnement s'applique aussi à la conduite du changement. C’est ainsi que 30 personnes décident d’un changement d’ERP qui affectera 30000 personnes, à terme. Ceux qui décident identifient le problème et la façon de le résoudre. Seuls. Qu’ils aient raison ou tort dans leur proposition n’est pas le sujet ; c’est l’effort de traction à produire qu’il faut interroger et donc la façon de changer. Ce serait mieux si 30000 acteurs aidaient 30 personnes à changer. Or, les stratégies restent étonnamment sommaires dans la gouvernance dudit changement : qui décide ? De quoi ? De la décision autocratique à la décision en consensus, plusieurs modalités s’offrent pourtant aux dirigeants, qui permettent de ne pas se tirer tout de suite une balle dans le pied ! Vous avez déjà noté qu'on “conduisait” les collaborateurs vers le changement. Ce qui sous-entend qu’ils ne sont pas capables d'y aller eux-mêmes (ils ne savent pas). Ou qu’ils n’auront pas envie car, pas bêtes, ils ont compris que le changement pourrait se faire au bénéfice d’une seule des parties prenantes de l’entreprise. Ce terme “conduite” témoigne d’une vision qu'ont d'eux-mêmes, les dirigeants : uniques vigies prémonitoires de l'entreprise, capables d'envisager l'avenir et de décider qu’un changement est nécessaire. Charge à eux, ensuite, de formaliser une démarche ou d'acheter une approche d'un grand cabinet afin de le mener à bien. C'est nier que les collaborateurs produisent eux mêmes des analyses du contexte de l’entreprise certes parfois confuses, presque toujours partielles (car vues de leur fenêtre). Mais elles entreront en conflit d’interprétation de la situation à changer si elles ne sont pas prises en compte, c’est à dire partagées avec celle des dirigeants, pour aboutir à un diagnostic commun. Comme ce n’est pas le cas, l’interprétation des dirigeants devient une vérité (“il faut changer car …”) à laquelle il faut “adhérer” : on fait mieux pour fédérer les équipes autour du changement…


“La stratégie c'est l'affaire de la direction générale”

Bien entendu ! Mais c’est à cette direction générale d’impliquer, au vu de l’importance du sujet, très vite, les acteurs dans un constat : la bonne question à se poser ici serait pourquoi changer d’ERP, au delà de l’aspect purement technique. Il aurait mieux valu ouvrir sur des enjeux stratégiques : à quel problème répond le changement d’ERP ? Changement de contexte concurrentiel, clients ? Difficile de motiver des collaborateurs sur de simples fonctionnalités ou les habituelles économies aussi nécessaires soient-elles. En quoi ces nouvelles fonctionnalités, au delà de la centralisation des informations pour les dirigeants, participent-elles à l’enrichissement des missions des collaborateurs ? L’ingénierie taylorienne du changement ne va pas jusque là. Elle s’est toutefois un peu amendée et a intégré les principes de base de l’école des relations humaines (2)… des années 20 du siècle dernier. Les collaborateurs seront donc écoutés dans la phase diagnostic, quoique rarement entendus. Pour se défendre de cette critique, les consultants (c’est souvent le cabinet qui opère cette phase) pointent ici que les collaborateurs ont cette vision partielle - et parfois partiale - du changement. Creusons. En fait, les dirigeants et leurs consultants ne veulent pas (ne savent pas ?) gérer la complexité et le temps que ça prend. En temps ordinaires, les entreprises simplifient déjà fortement leurs problèmes pour prendre des décisions. En effet, il n’existe pas un seul individu disposant de toute l'information. La structure produit donc des procédures pour décider que tel problème relève de tel département et de tel traitement. Cette façon de faire réduit ainsi la complexité des décisions à prendre en négligeant les couplage entre différents choix, qu'elle traite séquentiellement. Le département de production réduira les coûts avec des contraintes de fonctionnalités et de qualité du produit déterminée par ses propres priorités ou par des indications que lui donne le marketing, tandis que le département commercial fixera les prix. Mais la simultanéité n’existe pas : les marketeurs ET les commerciaux ET les ingénieurs de production décideraient ensemble des thématiques propres à chacun, en équipe pluridisciplinaire. Les produits des décisions séquentielles ne sont pas optimaux mais tant que ça passe… Alors évidemment en temps extraordinaires, il y aurait trop de parties prenantes émettant trop d'opinions différentes pour pouvoir être intégrées dans la stratégie même de conception du changement. Si en plus on les mélange…Revenons aux basiques tayloristes : une équipe de direction dirige et les autres suivent.

Par ailleurs, cette affirmation que “la stratégie c'est l'affaire de la direction générale”, souligne une autre réalité. Les dirigeants font les diagnostics, formulent des recommandations (ou délèguent cette partie à un grand cabinet) mais n’entrent surtout pas dans l'exécution, sauf pour relever les indicateurs qui permettront de mesurer la progression. L'exécution c'est l'affaire des managers. Ce “partage” des tâches protège les dirigeants du principe de réalité dans le changement : ils expriment ce qui serait souhaitable, les managers se coltinent ce qui est. Le principe de réalité est en effet corrosif pour l'image du leader.


Le diagnostic préalable méprend le complexe pour le compliqué

La vision taylorienne de l’entreprise est mécaniste ; elle s’articule autour du design de structures en organigrammes, nouveaux processus, modes opératoires etc. C’est l’aspect compliqué, à la fois départ et aboutissement du changement. Sauf qu’avec le compliqué, il y a le complexe : l’humain. Il est ignoré. Les structures, cibles du changement, représentent un idéal. Aux collaborateurs et à la réalité de s’y plier. Cette remarque va choquer beaucoup d'acteurs qui ont travaillé sur des changements. Tous affirmeront qu'ils sont passés par une phase d'écoute importante. Ceci est parfaitement exact. Reste que souvent, ils s'arrêtent aux faits de 1er niveau au détriment des facteurs lointains et profonds, plus difficiles à appréhender, sans percevoir les enchevêtrements voire les potentiels effets pervers. Dit autrement : ils s'arrêtent aux symptômes et ne traitent pas les causes sources. Ces dernières, les réels problèmes qui devraient être à l’origine de décisions de changements, sont toujours complexes, mal définies, à conséquences décalées dans le temps. Et les dirigeants n’ont pas envie qu’on soulève des problèmes sans solutions évidentes (voir le point suivant). On peut alors invoquer le management des hommes (“ notre middle management n’est décidément pas à la hauteur”), la motivation des collaborateurs ou encore la culture de l'entreprise sans les définir précisément.


Les dirigeants détestent l'incertitude… Y compris dans le changement !

C'est le paradoxe mais il est facile à comprendre. Toute entreprise balance entre exploration et exploitation. L'exploitation taylorisée s’appuie sur l'utilisation efficace de compétences acquises, elle produit des résultats fiables. Toutefois, en situation d'échec, le choix est évident pour les dirigeants : l’exploration l'emporte et c’est parti pour le changement ! En situation de succès, le choix est plus cornélien : changer quand tout va bien est souvent un mouvement stratégique intelligent. Mais on ajoute ici à l’incertitude du déroulé du changement, l’incertitude de la décision de changer elle même. Double dose…;) Or, les individus sélectionnés pour diriger les grandes entreprises sont « programmés » pour gérer, optimiser. On attend pourtant aussi d’eux qu'ils dirigent les changements nécessaires. Mais, ils ne sont pas toujours à l’aise avec le flou et l'incertitude qu’ils cherchent à éliminer... y compris dans le déroulé du changement. “Mettez moi du taylorisme - de la certitude - dans le changement” ! Ce taylorisme se concrétise sur un raisonnement (in abstracto) par des finalités ambitieuses … plutôt que raisonner in situ avec les moyens existants. Raisonner par les finalités c'est afficher un but à atteindre qui est la certitude protectrice de tout le projet de changement : “voici ce qu’il faut faire”. On consolide alors cette protection avec les outils de la conduite du changement : jalons, résultats intermédiaires définis à l'avance, indicateurs, et méthodologie apportées par les cabinets. Après, on espère, de façon un peu magique, qu'avec du leadership (jamais clairement défini non plus) on réussira tout ce qu'il y a dans la liste. À la limite, il existe encore une façon plus claire de tuer l’incertitude du changement pour les comités de direction : c'est d'acheter une solution avant même de connaître le problème. Ce qui est toujours possible avec les solutions Plug & Play des grands cabinets de management. Pour conforter la recherche de certitudes des dirigeants, ces cabinets simplifient à outrance les problèmes, les comparent (pardon : les “benchmarkent”) aux problèmes des autres secteurs d’activité. Ces comparaisons portent plusieurs messages : “on a déjà traité votre cas ailleurs”, “il existe des solutions et on les possède”. Les cabinets diffusent ensuite leurs armes anti incertitudes dans les équipes de l’entreprise cliente en exploitant un biais cognitif (Dunning Kruger (3) ancrés chez de jeunes consultants. Incompétents dans les métiers de l’entreprise mais très intelligents et surtout se pensant supérieurs aux équipes de l'entreprise dans lequel ils opèrent, ils diffusent la “bonne parole”. Leur croyance en leur supériorité leur donne aplomb et confiance nécessaires pour tenir face aux objections émanant des acteurs du terrain.


“Il y a une résistance au changement”

Que serait le changement s'il n'y avait cette fameuse résistance ? Elle existe et c'est chez l'individu une défense de cohérence de ses représentations mentales. Changer signifie inhiber des comportements issus du passé et qui ont prouvé leur pertinence. C'est d'autant plus dur qu'ils fonctionnaient bien. En effet, la mémoire à long terme nécessite de nouvelles ramifications synaptiques qui produisent des changements anatomique dans le cerveau. Pour opérer ces transformations, les émotions ont une influence déterminante. Mais Taylor est toujours là : “imposons des modes opératoires aux ouvriers. Sinon, ils ne les adapteront jamais car ils sont peu capables de changer”. Copiez/collez. “Imposons un changement aux équipes car de toutes les façons, elles ne sauraient prendre conscience de son utilité comme nous l’avons fait”. Il n’y a donc pas de confiance entre les dirigeants et les équipes, managers compris. Ce manque de confiance joue un rôle crucial dans l’incapacité des dirigeants à exploiter l’engagement des équipes et dans la résistance qui s’ensuit. Prenez un groupe qui n’a pas confiance dans ses dirigeants au départ d’un changement. Présentez lui des éléments (faits, analyses, chiffres etc.) soutenant le besoin impérieux de changer. Vous arrivez au résultant suivant : le groupe attribue à l’émetteur du message de changement, de noirs desseins. Il se braque face au changement. Votre action a endurci la résistance, elle ne l’a en aucun cas lézardé. Comme Taylor avait une vision transactionnelle du travail demandé aux ouvriers des manufactures (un effort de travail contre - uniquement - de l’argent), les dirigeants ont une vision transactionnelle du changement que les équipes considèrent elles comme “transformationnelle”. Cette différence d'appréhension du changement est majeur dans les conséquences qu'elle suppose. Pour les dirigeants, les collaborateurs doivent exécuter les consignes et changer ; pour les collaborateurs, le nouvel ERP initie de nouvelles pratiques professionnelles, bouscule certains équilibres de pouvoir implicites, entament l’estime de soi dans certains métiers, etc. Cette différence de perception explique comment les dirigeants appuient encore plus sur les freins d’un changement qu’ils pensent promouvoir.


Taylor pas mort ! Au delà de la formule, les erreurs de gestion du changement se paient cash et très cher. Pourtant, elles se reproduisent tout le temps. Ce qui démontre, s’il était encore besoin que les objectifs de la transformation digitale (au delà de la digitalisation des processus) demeurent pour le moment des aimables slogans. Nous ne sommes plus dans les années 20 du XXe siècle, nous sommes dans les années 20 du XXIe. Une vision mécaniste du changement à l'heure de l'intelligence artificielle où l'enjeu est bien de valoriser le côté humain (coopération, adaptation permanente) est pour le moins datée...



(1) https://www.guillaumeroucou.com/ Guillaume Roucou a établi une petite taxinomie des cabinets.

  • Le conseil en stratégie travaille sur les grandes orientations de l’entreprise à moyen terme et émet des recommandations sur la nature même du business. La question principale du client est : où devons-nous aller ?

  • Le conseil en organisation/management travaille sur la mise en place des process pour parvenir aux objectifs de la direction générale. La question principale est : comment pouvons-nous faire pour atteindre nos objectifs ? C'est de cette catégorie dont je parle.

  • Le conseil en systèmes d’information qui consiste à accompagner une entreprise dans la mise en place des bons outils informatiques. Il s’agit alors d’émettre des recommandations mais également de prendre en main le projet en apportant des ressources très opérationnelles chez le client.

(2) L'école des relations humaines (abrégée en « école des RH ») est un mouvement intellectuel né dans le cadre de la crise économique de 1929, rattaché à l'étude des organisations. Il prend place après le développement et l'application à grande échelle du taylorisme, et cherche à redonner à l'homme au travail une place, sinon centrale, au moins excentrée et tenue.

Ses principaux représentants sont Elton Mayo, Jacob Levy Moreno, Kurt Lewin ou encore Abraham Maslow. Wikipedia

(3) L'effet Dunning-Kruger, ou effet de surconfiance, est un biais cognitif selon lequel les moins qualifiés dans un domaine surestiment leur compétence. Ce phénomène a été démontré au moyen d'une série d'expériences dirigées par les psychologues américains David Dunning et Justin Kruger. Wikipedia


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