Skills first & Talent Marketplaces : repenser l’allocation des talents
- Erwan Hernot
- 23 sept.
- 4 min de lecture

De quoi s’agit-il ?
Depuis plusieurs années, un mouvement traverse les organisations : passer d’une logique de poste fixe à une logique de compétences mobilisables. Au lieu de considérer l’emploi comme une boîte figée, on met en avant le capital de compétences réel des collaborateurs. Les missions et projets deviennent alors les véritables unités de travail, et l’entreprise peut allouer plus finement ses ressources.
Pour rendre ce modèle opérationnel, de nombreuses entreprises expérimentent des “talent marketplaces” internes : des plateformes numériques où les projets sont affichés comme des “missions” et où les collaborateurs peuvent postuler, être recommandés ou être sélectionnés en fonction de leurs compétences, qu’elles soient techniques, transversales ou managériales.
En pratique
Prenons l’exemple d’une entreprise industrielle. Un responsable de projet recherche une compétence en data visualisation pour améliorer le reporting de son équipe. Sur la marketplace interne, il publie une mission de deux mois à temps partiel. Une collaboratrice du service finance, déjà formée à Power BI (1), se propose. Son manager accepte son implication à hauteur de 20 %. Résultat : le projet bénéficie d’une expertise rapide et peu coûteuse, la collaboratrice élargit son périmètre de compétences, et l’entreprise retarde voire évite un recrutement externe.
Dans d’autres organisations, la marketplace fonctionne comme un “nuage de projets” relié à une grille de compétences. Chaque collaborateur y tient à jour son profil, souvent enrichi par l’IA qui détecte les aptitudes à partir des formations suivies, des projets réalisés ou des feedbacks reçus. Les managers peuvent alors identifier des talents internes invisibles auparavant.
Origine et références de Skills first
Dave Ulrich et ses travaux sur le capital humain ont posé les bases : l’employé est porteur de valeur au-delà de sa fiche de poste.
Unilever et Schneider Electric figurent parmi les pionniers ayant développé des places de marché internes pour fluidifier la mobilité.
Les analyses de Josh Bersin sur le “skills-based organization” popularisent aujourd’hui le concept dans les grandes entreprises.
Du côté académique, les recherches en strategic HRM (Human Resource Management) confirment la pertinence de ce modèle dans un contexte de guerre des talents et de rareté de certaines compétences critiques.
Clés de mise en œuvre
Construire une grille de compétences claire et partagée, enrichie régulièrement.
Déployer une plateforme interne (souvent intégrée à l’ERP RH) permettant de publier, rechercher et affecter des missions.
Impliquer les managers pour gérer les arbitrages de temps et éviter la surcharge des collaborateurs.
Encourager la transparence : chacun doit pouvoir valoriser ses compétences, même hors de son périmètre habituel.
Reconnaître les contributions : certifications, feedbacks positifs, progression de carrière doivent être associés à ces engagements transverses.
Utilité
Agilité organisationnelle : l’entreprise devient capable de mobiliser rapidement des ressources internes.
Développement des talents : les collaborateurs découvrent de nouveaux terrains d’apprentissage.
Optimisation des coûts : moins de recours aux consultants externes pour des besoins ponctuels.
Engagement accru : chacun se sent reconnu non seulement pour son poste, mais aussi pour l’ensemble de ses compétences.
Indicateurs de faisabilité
Pourcentage de missions pourvues via la marketplace interne.
Nombre de collaborateurs engagés dans des projets transverses.
Taux de satisfaction des managers sur la qualité des missions.
Impact sur le turnover et la mobilité interne.
Les faiblesses et limites de l’approche Skills first
Aussi séduisante soit-elle, l’approche skills first et les marketplaces internes ne sont pas sans fragilités. Voici les principales zones de tension.
1. Repérage flou des compétences
Les compétences techniques (ex. coder en Python, maîtriser un logiciel) sont faciles à inventorier. Mais qu’en est-il des compétences managériales ou relationnelles ? Comment mesurer l’empathie, la diplomatie ou la capacité à gérer un conflit ? Le risque est de surestimer ou sous-estimer certaines aptitudes, avec des effets négatifs sur les missions confiées.
2. Tensions hiérarchiques
Un manager peut voir partir un collaborateur sur un projet transverse sans avoir totalement son mot à dire. Cela crée des conflits de priorités et une impression de perte de contrôle. Dans les organisations peu matures, le manager peut même bloquer ces mobilités par peur de manquer de ressources.
3. Légitimité managériale en question
Si une marketplace met en avant un collaborateur jugé plus compétent que son manager sur un domaine clé, cela peut être vécu comme une remise en cause du leadership. Dans certains cas, cela fragilise la confiance au sein de l’équipe.
4. Compétences invisibles ignorées
Beaucoup de compétences utiles ne se voient pas facilement : patience, écoute, capacité à gérer des sensibilités politiques. Une marketplace, qui valorise surtout les données visibles et quantifiables, risque de laisser de côté ces soft skills essentielles.
5. Charge supplémentaire pour les volontaires
Les collaborateurs motivés par les projets transverses risquent d’accumuler des missions sans allègement de leur travail quotidien. Sans reconnaissance adaptée, cela peut générer frustration ou burn-out.
6. Jeux de pouvoir internes
Les managers intermédiaires peuvent percevoir la marketplace comme une menace à leur autorité. Certains peuvent alors instaurer des freins politiques (sélection biaisée, refus systématique de libérer leurs collaborateurs).
7. Effet d’élite
Ce sont souvent les profils déjà visibles, les plus extravertis ou connectés, qui captent les opportunités. Les personnes discrètes mais compétentes peuvent rester invisibles, accentuant les inégalités.
Conclusion : un outil, pas une baguette magique
La logique skills first et les talent marketplaces marquent une évolution profonde dans la manière dont les entreprises considèrent leurs collaborateurs : non plus seulement comme des “postes occupés”, mais comme des réservoirs de compétences dynamiques. L’idée est puissante et déjà porteuse de résultats dans de grandes organisations.
Cependant, ses limites doivent être intégrées dès le départ. Une marketplace n’est pas qu’un outil digital : elle suppose une culture managériale ouverte, une gouvernance RH robuste, et un cadre clair pour gérer les priorités, la charge de travail et la reconnaissance.
(1) Power BI est un logiciel de Microsoft : il transforme des données brutes en informations visuelles exploitables, pour obtenir un pilotage plus réactif et éclairé.



