Dans une fusion d’entreprises lorsqu’enfin sort l’organigramme, les managers ne sont pas au bout de leur peine. Pourquoi ? L’explication n'est pas toujours rassurante : en gros, il y a du changement dans le changement ;) Cet organigramme symbolise souvent des tractations difficiles ; il est, en conséquence, perçu comme un aboutissement. C'est, en fait, un symbole provisoire. Si on résume l’alternative en quelques mots, il y a un malentendu majeur sur la nature même de ce changement qu'est la fusion : le système se déséquilibre et tous ses éléments sont affectés, donc tous vont devoir à un certain degré, changer. Ces changements se font à des intensités, des vitesses, différentes. Pour reprendre la formule d'un ancien premier ministre, à l'annonce de l'organigramme, "la poutre travaille encore". On est dans le domaine du complexe. Le premier organigramme n’est jamais le bon. Il faut attendre que la poussière retombe et que les choses se mettent vraiment en place avant d’arriver à la V2. Or, la fusion est traitée comme l'exercice d’une mécanique compliquée : on peut changer ses différents éléments sans modifier l'équilibre global. Manager cette mécanique permet les effets d'annonce. Ainsi, nombreuses sont les démarches en « cent jours » qui déclenchent la conquête découpée en secteurs d'activité : systèmes financiers, informatiques, de ressources humaines, de gestion clients etc. D'un point de vue continuité de service, cette logique est parfaitement admissible : la fusion doit être rapide car la vente continue… Pourtant, si on s'aventure sur le fond c'est-à-dire dans le processus transformationnel à l'œuvre, plusieurs variables ne se conjuguent pas très bien, complexifient la fameuse gestion du changement et retardent la mise en place de la structure pérenne : la V2 de l’organigramme. Répertorier ces variables : tel est l'objet de ce papier.
Pour des raisons de symboles, les acteurs d'une fusion confondent vitesse et précipitation. On consacre généralement plus d'énergie et de temps à trouver une entreprise cible à acquérir qu'à déterminer comment capitaliser sur les capacités combinées de la nouvelle entité. Il faut montrer rapidement que le changement est irréversible. Pour le coup, on montre qu'il est surtout permanent ! La précipitation entraîne de la confusion (mauvaise compréhension des messages, des situations…), et sape le délicat équilibre des relations de travail du système, qui régule, en temps ordinaire les excès de charge et les tensions diverses, dans chaque entité. Les avantages d’une fusion rythmée sont clairs ; ils peuvent toutefois être de courte durée. Le système « entreprise » est organisé autour de quelques éléments interdépendants : la stratégie mise en œuvre, la structure organisationnelle existante dans chaque entreprise (dont l’organigramme est un résumé), les processus utilisés, la culture (valeurs, croyances, normes de comportement réellement à l’oeuvre), les compétences des équipes. Ce qui change dans certains éléments peut avoir de profondes répercussions sur d’autres. Pourtant la chaîne hiérarchique se constitue à la hâte, sur la base d'informations incomplètes (voire biaisées quand on pense aux jeux des acteurs durant la période : se vendre pour survivre). Or, il peut être difficile de décider qui fait quoi, qui rapporte à qui et comment les rôles et les responsabilités sont répartis. Il faut du temps pour évaluer les compétences, l'expérience et la charge de travail des salariés des deux entreprises afin de déterminer la manière la plus efficiente d'organiser la nouvelle entité.
Il est fréquent que les entreprises fusionnées recèlent des redondances et des chevauchements dans leurs structures organisationnelles au démarrage. Les repérer ressort même de l'objectif prioritaire quand la réduction des coûts est l’une des principales raisons de la fusion. La V1 de l'organigramme symbolise alors le démarrage tacite d'une course à la survie de certains services, fonctions ou postes individuels. Ces postes seront peut-être supprimés ou ces fonctions seront fusionnées, à partir de critères rarement explicités. La création d'un organigramme qui répartit efficacement les responsabilités (V2) n’apparaît qu’après.
L'organigramme n’est que la partie émergée de l’iceberg. Sous la ligne de flottaison, des mécanismes sous-jacents de pouvoirs, de prises de décision dépendent fortement de la culture de chaque entité : valeurs opérantes, normes existantes et comportements observables. Les dirigeants respectifs des entreprises fusionnées, peuvent avoir une compréhension différente de la manière dont l'organigramme doit être conçu. La compatibilité des cultures d'entreprises est, de fait, assez rare. Comprendre comment le système fonctionne relève d'une connaissance approfondie des logiques humaines (psychologique, psychosociologique, sociologique). On le traite la plupart du temps en terme vague sans trop savoir ce que l'on met sous le mot culture. On perd, par conséquent, la valeur opérationnelle du concept. Elle est rarement disponible auprès des dirigeants du Comex d'ailleurs peu appétents à ce genre d’éléments. Souvent par conséquent, on mesure mal la profondeur de l'intégration requise lorsqu'une entreprise en acquiert une autre. Le modus operandi de l'acquéreur, symbolisé par l’organigramme, est imposé à l'autre partie en bloc et de manière brutale, même si des membres de l’entreprise acquise y apparaissent. Les différences culturelles et les malentendus ne sont pas traités, la duplicité perçue de l’organigramme V1 peut conduire à des tensions, des affrontements culturels et des attitudes « eux et nous ». Les personnes assimilées de cette manière, même si leur emploi est « sûr », peuvent avoir le sentiment que la marque et les bonnes pratiques de leur entreprise précédente ont été balayées sans considération. Réorganiser la vision des acteurs, leur circuit de fonctionnement et leurs croyances associées devient alors très difficile ; la résistance des salariés et/ou de leurs managers retarde d'autant la version finale de l'organigramme.
À quelle échelle est menée la fusion ? La mesure quantitative à partir de laquelle les dirigeants raisonnent souvent dans les entreprises est l'une des premières causes du projet de fusion : «on va construire le numéro un de l'activité X. » Or, la taille excessive apparaît comme un obstacle majeur à la constitution immédiate d’un organigramme pertinent. Elle charrie une complexité toujours mal appréhendée : il faudrait pouvoir tester les structures organisationnelles et leurs dirigeants avant d'entériner un organigramme définitif. Symboliquement, politiquement, c’est évidemment inenvisageable. Résultat : certains senior managers se retrouvent à la tête d’un périmètre doublant ou triplant leur domaine initial. D'autres ajoutent à leur panoplie des métiers qu’ils sont supposés manager mais qu’ils ne connaissent absolument pas. On découvre assez vite qu’ils atteignent la limite de leurs compétences. D'autres dirigent un périmètre plus petit que leur terrain de jeu initial. Désengagement assuré et guerre larvée possible. On pourrait presque prendre comme loi que plus l’échelle de la fusion est grande, plus la structure hiérarchique et les organigramme qui la symbolisent sont fragiles et temporaires.
Voilà pourquoi, tant que ces différents points ne sont pas traités, l’établissement d'un organigramme en deux versions est presque inévitable. Tout cela resterait un exercice de style si ce provisoire qui dure généralement un an, ne nous rappelait pas qu'il signale d'une certaine façon, un échec fréquent des fusions :1 + 1 = 1 (ou moins) plutôt que 2 (ou plus) avec tous les dommages collatéraux bien connus : fuite des meilleurs, capacité d'innovation amoindrie, perte de parts de marché, moral en berne, implication au point mort et désengagement rampant.
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