Reconnecter l’exécution à la stratégie ? Commencez par le bon modèle opérationnel
- Erwan Hernot
- 18 nov.
- 5 min de lecture

La plupart des dirigeants ressentent une certain gêne quand s'affiche le décalage entre l’ambition stratégique et la réalité opérationnelle vécue par les équipes. Les directions définissent des priorités claires ; pourtant, les décisions tardent, les projets se heurtent à des silos et la coordination se grippe. Ce décalage n'est pas anecdotique. Il provient d’une inadéquation profonde entre la manière dont l’entreprise voudrait fonctionner et la manière dont elle fonctionne réellement. C’est précisément ce fossé que la notion de “refonte des modèles opérationnels” cherche à combler.
Un modèle opérationnel n’est pas qu'un organigramme, c'est la façon concrète dont une entreprise transforme sa stratégie en action : comment les décisions sont prises, comment les rôles s’articulent, comment les flux traversent les équipes, comment les rituels rythment le travail et comment l’ensemble produit de la valeur. Pendant longtemps, ces modèles ont été essentiellement verticaux : chaque fonction gérait son périmètre, transmettait son travail à la suivante, et supposait que la coordination se ferait naturellement. Des consultants, notamment Bain, McKinsey et BCG, ont montré dès 2015 que ce modèle commence à se fissurer dès que l’entreprise grandit, se digitalise ou se transforme.
Flux vs fragmentation
Le constat est simple : dans son expérience de l'entreprise (lors d'un achat de bien ou de service par ex.), le client vit un flux continu. Mais l’organisation vit des étapes fragmentées. La commande, sa planification, la production, le contrôle, la livraison et l’encaissement constituent pour le client un même mouvement, mais pour l’entreprise une succession de découpages fonctionnels. Dès qu’un problème survient, la responsabilité se perd, les délais s’allongent et chacun défend son périmètre. Les silos génèrent de la lenteur, et la lenteur génère du coût comme de la frustration.
C’est pour répondre à ces blocages qu’émerge la volonté de passer à des modèles opérationnels dits dynamiques. Un modèle dynamique n’est pas une structure mouvante sans repère ; c’est un modèle qui accepte que la réalité du travail change et qui s’ajuste en conséquence. Il ne repose pas sur l’organigramme mais sur les flux. Là où le modèle vertical garantit la stabilité par la hiérarchie, le modèle dynamique garantit la fluidité par la clarté des règles, la responsabilisation des équipes et la coordination transversale.
Passer d’une logique territoriale à une logique de flux
Cependant, même si l’idée circule largement, peu d’entreprises réalisent réellement ce basculement. Pourquoi ? Parce que l’adoption d’un modèle opérationnel dynamique n’est pas une simple optimisation ; c’est le passage d’une logique territoriale à une logique de flux. Dans un modèle vertical, chacun est propriétaire d’un périmètre. Dans un modèle transversal, chacun devient responsable d’une portion du flux. C’est ce flux, non plus le périmètre, qui devient le centre de gravité. Ce changement demande beaucoup à l’organisation mais aussi aux individus. On oublie trop souvent cette dimension humaine. Adopter un modèle dynamique exige non seulement des processus fluides, des décisions clarifiées et des rituels réguliers, mais aussi une grande plasticité personnelle. Les collaborateurs doivent s’adapter rapidement à des équipes pluridisciplinaires, intervenir sur plusieurs sujets successifs, et accepter que leurs contributions évoluent au rythme du flux. Ils doivent également supporter une certaine incertitude, parfois stressante, liée à la recomposition régulière des priorités.
Les exemples les plus réussis viennent de deux types d’organisations : les scale-ups (entreprises en croissance rapide) et les entreprises en restructuration. Dans les scale-ups, le passage de 40 à 400 salariés en 18 ou 36 mois rend le modèle vertical rapidement obsolète. Les flux se démultiplient, les goulots d’étranglement apparaissent partout, et les fondateurs eux-mêmes n’ont plus la capacité d’arbitrer chaque décision. La croissance crée mécaniquement le besoin de fluidité. Dans les entreprises en restructuration, la pression d’une fusion, d’un pivot stratégique ou d’un marché en crise impose de repenser les interactions plus vite que dans une entreprise stable. La réactivité devient vitale.
Manager d'orchestration et collaborateur adaptatif
Par ex. Spotify a conservé des disciplines métiers fortes mais elle organise ses équipes autour de flux produits. Les collaborateurs changent d’équipe en fonction des missions, et non des périmètres métier. Cela exige des profils capables d’apprendre vite, de coopérer facilement, de se repositionner régulièrement et de fonctionner dans des environnements où les frontières ne sont jamais totalement fixes. Inutile de dire que toutes les organisations ne disposent pas spontanément de ce type de profils...
Le rôle du manager évolue profondément dans ce contexte. Le manager "classique pilote" un territoire, valide les activités, distribue le travail et contrôle la conformité. Le manager - qualifions le de manager d’orchestration -, lui, ne gère plus un périmètre, mais un flux. Il facilite la prise de décision au bon niveau, clarifie les priorités, organise la coopération transversale, ajuste les règles, débloque les tensions entre équipes, et s’assure qu’aucun point du flux ne se grippe. On pourrait résumer la différence ainsi : le manager classique défend un territoire ; le manager d’orchestration rend le flux possible.
Pour qu’un modèle opérationnel dynamique fonctionne, les rituels jouent un rôle essentiel. Un rituel d’alignement transversal hebdomadaire, par exemple, permet d’assurer la fluidité d’un flux de bouot en bout comme le processus “De la commande à l'encaissement”. En 30 minutes, les représentants de chaque fonction passent en revue les zones de friction, les dépendances, les urgences et les décisions nécessaires. Ce rituel n’est pas un comité de plus mais un système immunitaire collectif : il repère les blocages au bon moment, les traite immédiatement et évite qu’ils ne deviennent des irritants structurels.
Modèle opérationnel dynamique : changer dans un cadre
Evacuons ici une critique facile : un modèle dynamique n’est pas instable. Il est changeant mais structuré. Le changement est lié à des critères explicites, comme l’évolution d’un flux, l’apparition d’un irritant ou la nécessité d’accélérer une décision. L’instabilité, en revanche, apparaît lorsque les règles bougent selon l’humeur des dirigeants, sans lien avec le travail réel. Un modèle dynamique change avec cadre ; un modèle instable change sans cadre.
Pour toutes ces raisons, la refonte des modèles opérationnels est une idée puissante... mais exigeante. Elle promet une réduction des délais de décision, une meilleure exécution, une coordination plus naturelle et un engagement renforcé lorsque les équipes voient enfin le sens et le résultat de leur travail dans un flux cohérent. Mais elle requiert des managers dotés d’une grande intelligence relationnelle et d’une capacité réelle à orchestrer plutôt qu’à contrôler. Elle demande aussi des collaborateurs capables de s’adapter, d’apprendre vite et de collaborer au-delà de leur périmètre.
En définitive, la question n’est pas de savoir si le modèle dynamique est séduisant. Il l’est. La question est de savoir si l’entreprise est prête à accepter ce qu’il exige : plus de clarté, plus de responsabilité, plus de transversalité et plus d’ajustement continu. La stratégie ne manque jamais d’ambition ; c’est l’organisation qui manque de fluidité. Repenser le modèle opérationnel, c’est redonner au travail sa cohérence naturelle et permettre à l’entreprise de retrouver le mouvement qui fait sa vitalité.



