Certains disent que la réflexion stratégique est l’apanage des seuls cadres supérieurs et dirigeants. Je n'adhère pas à cette proposition (voir ICI et ICI). Tous les managers, à tous les niveaux, doivent se préoccuper à la fois du court terme et du long terme, du tactique et du stratégique, dans le contexte des équipes qu'ils dirigent. Il y a plusieurs avantages à cette option. C'est ce que détaille ce papier.
Pour les besoins de cette démonstration, considérons quelques instants que la stratégie est un processus en 2 séquences : Séquence 1, élaboration de la stratégie par les dirigeants ; Séquence 2, exécution de la stratégie par les managers. C'est d'ailleurs ainsi qu'il existe dans la tête des dirigeants. Rien d'étonnant à cela : dans le monde industriel du XXe siècle, la subordination été pensée comme source de productivité. Depuis la plupart des entreprises fonctionnent sur des principes de normalisation et d’efficacité. Ils se traduisent par des structures organisées autour d'un pouvoir hiérarchique, de principes de prédiction (matérialisés par la planification), de contrôle, de dépendance aux ordres du dessus et de maîtrise de la connaissance (en tant que pouvoir). Lesdits principes finissent toutefois par devenir contre-productifs compte tenu de l'environnement VICA. Sur le plan individuel, des acteurs sont frustrés et désengagés, parce qu'ils peinent à trouver un sens positif à leur travail. De plus, chaque mission du manager comporte plus d’incertitude car elle brasse plus d’informations. C'est un véritable défi de traiter toujours plus d’informations dans des structures qui ne sont pas conçues pour supporter cette complexité ; difficile par exemple de constamment prioriser lorsque vous ne pouvez pas interpréter vous-même la stratégie et porter les décisions qu'elle suppose à votre niveau. L'équipe de direction devient alors un goulot d’étranglement, où quelques-uns décident pour beaucoup, ce qui entraîne une prise de décision lente, un manque d’innovation et une multiplication des comportements motivés par l'ego qui favorisent les luttes de pouvoir. Il en résulte un taux d’épuisement professionnel élevé, un sentiment d’impuissance : il y a ceux qui pensent et ceux qui poussent….
L'environnement des affaires est caractérisé par des changements constants et imprévisibles dus à des facteurs tels que les avancées technologiques, les fluctuations économiques, les régulations gouvernementales, les tendances de consommation, et la concurrence globale. Les entreprises doivent surveiller les stratégies des concurrents et adapter la leur. Dans un système aussi complexe, tout se passe en même temps et les problèmes ignorent toute autorité centrale. Aucun des acteurs ne peut saisir pleinement l’ensemble du système. Les informations contenues dans le réseau sont, de fait, bien meilleures que les informations disponibles dans n’importe quel nœud individuel, y compris celui qui se considère comme le « centre de contrôle. » La gouvernance globale doit donc être répartie entre toutes les parties dudit système. C’est pourquoi l’autonomisation des managers n’est pas une mode éthique ou une dose de bons sentiments. C'est une nécessité pour accroître le contrôle en le répartissant dans l'entreprise. Elle suppose toutefois une capacité à comprendre la stratégie comme un processus de création continue : si les dirigeants l'initient, les managers la conjuguent, la recréent dans l'esprit de départ mais en tenant compte des particularités de leur propre environnement. De la part des premiers, ça implique de renoncer à l'illusion du contrôle total, accepter une perte - relative - de pouvoir et une certaine incertitude de l'exécution finale qui demeure du domaine des seconds.
Si c'est le cas, le rythme soutenu de changements maintient non seulement les dirigeants en veille mais aussi les managers constamment impliqués ; ça favorise une interaction constante entre l’organisation interne (comment on travaille) et l’environnement externe (qu'est-ce qui se passe ?) L’autonomisation devient une solution qui permet d’améliorer la maniabilité du système "entreprise". L'adaptabilité fait alors partie intégrante de la mentalité managériale : les managers affrontent des problèmes dont ils comprennent mieux les causes. Mettre les managers au cœur de la stratégie permet de les remettre au coeur de l’action avec leurs équipes. Ils voient plus loin que les plans court terme (par ex. la planification des ressources humaines pour un projet, un calendrier de production, une campagne de marketing…) nécessaires mais répondant uniquement aux besoins immédiats, sur un horizon temporel de quelques mois. Cette familiarité avec la stratégie leur permet d'utiliser les ressources plus efficacement. En comprenant les objectifs à long terme (par ex. dans le cadre d'un développement de nouveaux marchés ou la diversification des produits), les managers peuvent prioriser les initiatives qui apporteront le plus de valeur au fil du temps, plutôt que de se concentrer uniquement sur les besoins immédiats. D'abord en anticipant les compétences et les capacités dont l'organisation aura besoin à l'avenir. En identifiant ces besoins, ils peuvent créer des plans de développement pour les employés, alignés sur les objectifs à long terme de l'entreprise. Cela inclut des formations spécifiques, des projets de développement professionnel ou des opportunités de mentorat.
Cette approche évite le gaspillage et cible les efforts là où ils seront les plus bénéfiques à long terme. Les managers partent de la stratégie plutôt que de leur logique métier, pour guider les opérations quotidiennes et la prise de décision. Ils sont ainsi en mesure d'expliquer aux employés comment chaque tâche et/ou projet contribue à la réalisation de la vision. Cette clarté du but à atteindre aide les employés à dépasser la vision partielle de leur métier pour discerner le paysage dans lequel il s'inscrit. Plus facile alors de comprendre l'importance de leur rôle au sein de l'organisation et de casser la mentalité de silo. Lorsque les employés savent que leur travail a un impact direct sur les objectifs long terme de l'entreprise, ils sont plus susceptibles de se sentir motivés voire engagés. Leur travail paraît significatif et pertinent, ce qui augmente leur satisfaction professionnelle et leur investissement personnel dans leurs missions. Ça légitime les efforts pour acquérir de nouvelles compétences. Ça dégage des opportunités pour faire expérimenter et innover : fort de ce rôle d'interprète de la stratégie, les managers deviennent plus "entrepreneurs" et prennent des risques, épaulés par les dirigeants. Les managers prennent complètement le rôle d'adaptateur du long au court terme, ce qui fait d'eux des acteurs plus convaincants dans l'explication des changements d'orientations. Une vision stratégique partagée favorise également un sentiment d'appartenance et d'unité au sein de l'entreprise, car tous travaillent vers un but commun. Lorsqu'un changement majeur survient, comme l'introduction d'une nouvelle technologie ou une modification de la réglementation, les managers sont capables de réévaluer et d'ajuster leurs plans. Cette flexibilité permet à l'organisation de rester agile et de répondre rapidement aux évolutions. Cela renforce sa résilience et maintient la motivation et l'engagement, déjà évoqués, des employés.
Tous les managers, et pas seulement les cadres supérieurs, doivent s'engager dans une réflexion stratégique pour garantir que leurs équipes contribuent efficacement au succès à long terme de l'entreprise. Cela nécessite de donner davantage d’autonomie aux managers, en laissant plus de place à leur subjectivité, leur jugement et leur bon sens. Ce sont eux qui vont équilibrer les tâches à court terme avec les objectifs à long terme. A la clé, leur rôle se transforme : s'affranchissant d'une tutelle trop lourde, les managers se révèlent à leur tour, moins légitimes à dire aux salariés ce qu’il y a à faire que pour éclairer les routes et accompagner la manière dont ces derniers vont agir. Cercle vertueux en somme !
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