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  • Photo du rédacteurErwan Hernot

"La stratégie est facile ; l’exécution est difficile". Vraiment ?


« La stratégie est facile ; l’exécution est difficile. » Il est intéressant d'analyser ce que ce dicton sous-entend. Il suppose d'abord une séparation nette entre les deux concepts. Plus subtilement, il sous-entend que si, cette difficile exécution (c’est-à-dire le domaine quotidien de millions d'employés), était de meilleure qualité, l'entreprise se développerait mieux. Mais la formule ne remet absolument pas en cause la stratégie : elle est facile à élaborer donc elle est facilement pertinente. Or, il n'y a pas d'un côté la stratégie c'est-à-dire la conception intellectuelle d’un choix et de l'autre côté, une exécution qui ne serait que le strict respect des instructions, dont le leadership consisterait à en motiver les acteurs, le management à organiser les actions et à contrôler ce qui en sort. Dans un monde idéal, les managers formuleraient des stratégies de long terme, les implanteraient méthodiquement et par la suite, s’arrangeraient pour en maintenir l'avantage compétitif que constituerait le résultat. La réalité est toutefois rarement aussi claire. Les technologies évoluent, les régulations aussi et parfois les clients font des choix auxquels on ne s’attend pas. Du coup, pour exécuter la stratégie avec des circonstances qui changent, les managers doivent récupérer des nouvelles informations, naturellement indisponibles lors de la conception. Ils effectuent, alors, en cours de route, les corrections. Ecrit ainsi, ça semble logique. Pourtant nous sommes engoncés dans la vision d'une stratégie comme un processus linéaire séquentiel, dans lequel les managers pourraient agir avec une feuille de route vers une destination évidente. Il suffirait d’appliquer le plan. Cette approche a des limites qu’explore ce papier.


Définir la réalité

Il y a quelques années, une cliente se plaignait du fait que des managers en Europe n'avaient toujours pas intégré le plan (appelons le : DeltaXXX) annoncé ... 2 ans auparavant. Son PDG s'en était rendu compte, lors d'une discussion à bâtons rompus avec l'encadrement d'une usine en Hongrie. Il était pourtant, dans sa tête, déjà sur le plan suivant Gamma YYY... Au-delà des différences culturelles, c'est bien cette approche linéaire séquentielle et la césure qu'elle suppose, qui pose problème. Elle entraîne un manque de définition commune et renouvelée de la réalité, qui préside à l'élaboration de la stratégie. Définir la réalité signifie forger une compréhension commune (entre tous les directeurs du comité, mais également tous les managers) du monde et de sa place dans ce monde. Sans cet accord sur la représentation de la réalité, c'est quasiment impossible de formuler des stratégies que tout le monde dans l’entreprise supportera. Comme un cerveau qui se réorganise et qui réorganise ses modes de fonctionnement, l'entreprise a besoin de réorganiser la vision des acteurs, leur circuit de fonctionnement et leurs croyances associées. Ce travail ne peut se faire qu'au travers d'un travail collectif de redéploiement de la vision prospective puis de sa déclinaison dans tous les domaines d'action. Le point de vigilance : s’assurer que les acteurs - les managers, pas seulement les dirigeants - examinent bien leurs croyances et prennent acte de l'obsolescence des stratégies passées.


L'illusion de la rationalité

La pensée stratégique envisagée comme processus linéaire n’est pas conçue comme un processus cognitif concret (c’est à dire générant des idées in situ, en situation). Elle est en effet supposée totalement libre et rationnelle :

  • libre parce qu’elle est déconnectée de l’action, qui lui est subordonnée : c’est ce qu’entérine la distinction entre la formulation de la stratégie et sa mise en œuvre,

  • rationnelle parce que cette pensée suit le seul processus concevable et convenable pour des dirigeants : une rationalité conçue à la fois comme intégration des fins (les objectifs stratégiques) et des moyens (les actions stratégiques), et comme suite logique d’étapes d’un raisonnement (diagnostic, recensement des actions, choix, mise en œuvre).

Or, on sait depuis les travaux de Simon (1) que la rationalité proclamée est au mieux… limitée. Une stratégie ainsi élaborée dans le confort d'une salle de conseil risque d’échapper, le temps de sa formulation, aux lois de la « gravité organisationnelle ». C'est-à-dire pour être plus simple, à la réalité du terrain, là où on exécute. Le risque c'est alors une primauté accordée à ce qu'il faudrait faire au détriment de ce qu'il est possible de faire. Dans ce cas là, on s'empêche d'anticiper les réactions des acteurs... priés de réagir comme on l’avait prévu ;) Plus généralement, cette distinction stratégie/exécution empêche les acteurs d'intégrer de nouvelles informations à l'action. Du coup les planificateurs dessinent une stratégie au démarrage du processus, précisément quand ils savent le moins de choses de la façon dont les événements vont évoluer. Exécuter une stratégie, au contraire, génère de nouvelles informations (réponse des concurrents par exemple ou encore régulateurs ou clients). Ces éléments sont alors difficiles à incorporer dans le plan dessiné avant. Dans l’exécution, par exemple, les subordonnés vont affronter des difficultés bien supérieures à celles de leur chef quand ces derniers ont pris des décisions. Ils vont se heurter aux intérêts stratégiques des uns et des autres, à leur capacité à s'opposer, à tourner les règles, à la complexité organisationnelle. À chaque niveau, les acteurs ont, par rapport aux objectifs stratégiques, une marge de liberté qu'ils interprètent et utilisent en fonction de leur environnement et/ou de leurs intérêts. Il n'est qu'à voir comment des managers peuvent contourner des indicateurs de résultats ou tordre les instructions lorsqu'ils n’en comprennent pas la finalité. Établir une stratégie dont l'exécution serait facilitée suppose d’associer toutes les parties prenantes au diagnostic, de les faire participer à l’élaboration / négociation des solutions. Une entreprise est, en effet, un ensemble de comportements humains basés sur des stratégies individuelles. Ce sont ces comportements et non simplement les structures ou les attitudes qu'il faudrait changer. Les porteurs de ces stratégies sont des acteurs, qui n’acceptent de modifier leur comportement que s'ils prennent conscience de la nécessité du changement c’est-à-dire qu'ils identifient et comprennent le problème que l’on cherche à résoudre. Il ne s'agit donc pas chercher à convaincre ces acteurs que les dirigeants ont raison dans leur proclamation de la stratégie. Partager la connaissance entre dirigeants et managers, voire collaborateurs, permet d’élaborer ensemble des solutions (chacun à son niveau, dans un cadre commun). « Si on n’investit pas d'abord dans la connaissance, ça ne sert à rien d'investir ensuite beaucoup dans les solutions. » (2)


Un changement de logique

Les conseils d'administration, les comités de direction avertis savent qu'il faut passer d'une logique linéaire (diagnostic, recensement des actions, choix, mise en œuvre) à une logique circulaire (diagnostic, recensement des actions, choix mise en oeuvre, retour d'expérience, adaptation des actions) et ainsi incorporer les nouvelles informations et les traduire en décisions pertinentes. Cette logique intègre l'élaboration et l'exécution dans un même cercle. Reconceptualiser la stratégie en tant que boucle itérative (3) est assez simple mais adopter ce nouvel état d'esprit en pratique est extrêmement difficile. Les discussions - formelles et informelles - sont, comme toujours, le mécanisme clé de coordination de l'activité au sein de l’entreprise. Ainsi, pour mettre en pratique la « boucle stratégique », les managers à tous les niveaux de l’entreprise doivent être capables de conduire des discussions reflétant toutes les étapes de l’appropriation de la stratégie : faire des choix et participer activement aux révisions nécessaires. En d’autres termes : elle change la configuration du pouvoir de décision. Les stratégies qui fonctionnent sont celles que les dirigeants ne finalisent pas complètement : ils acceptent de ne pas tout contrôler ni tout diriger ; ils en acceptent du coup, l'incertitude.


(1) Herbert A. Simon Admisistrative Behavior, 4ème édition, 1997

(2) François Dupuy, On ne change pas les entreprises par décret, 2020

(3) Donald N. Sull Closing The Gap Between Strategy and Execution, MITSloan Management Review , summer 2007, a la paternité de la notion de stratégie en boucle itérative

Photo : Sébastien Voortman

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