Depuis le livre de Daniel Goleman (1) (qui avait prolongé une étude de John Mayer, University of New Hampshire et Peter Salovey, Yale), l'intelligence émotionnelle a été vécue comme une révélation. A-t-elle changé quelque chose dans le management ?
Si certains concepts managériaux peuvent sembler fumeux ; ce n'est pas le cas de l'intelligence émotionnelle. Elle se compose de plusieurs compétences clés, notamment l'empathie, la conscience de soi, la gestion des émotions et les compétences sociales. L'empathie permet à un manager de comprendre et de partager les émotions de ses collaborateurs. Il les soutient alors dans leurs difficultés, reconnait leurs réussites et favorise un environnement de travail positif. La conscience de soi permet d’identifier ses forces et faiblesses, ainsi que la conséquence de ses actions et de son comportement sur les autres. Un manager, conscient de lui-même, prend du recul, identifie ses émotions et les gère de manière appropriée (stress en environnement tendu par ex.) Il décide de façon réfléchie plutôt que d'être happé par des réactions émotionnelles impulsives. Enfin, un manager qui possède de bonnes compétences sociales, telles que la communication efficace, la résolution de problèmes et la gestion des conflits, établit des relations efficaces avec ses équipiers, favorise la collaboration et résout les problèmes de manière constructive. Cela renforce la motivation et l'engagement autour de lui. Ce descriptif de l’intelligence émotionnelle et de ses bénéfices est archi connu des spécialistes et plus ou moins rentré dans la vulgate managériale classique. L'intelligence émotionnelle a fait l'objet de recherches approfondies en psychologie et dans des domaines connexes. La recherche a montré qu’elle est associée à des résultats tels que la performance au travail, l'efficacité du leadership et le bien-être psychologique. Bien qu'il y ait un débat sur la meilleure façon de la mesurer, plusieurs évaluations sont utilisées telles que le test d'intelligence émotionnelle Mayer-Salovey-Caruso (MSCEIT) et l'inventaire du quotient émotionnel (EQ-i). Ces évaluations ont une bonne fiabilité et validité. Ils peuvent se compléter avec l’observation du comportement managérial (comment un manager interagit avec les autres sur le lieu de travail) et/ou le recueil des commentaires des collègues et des subordonnés (sondages ou simples questionnaires).
L’’émergence de l’intelligence émotionnelle a mis l'accent sur les compétences non techniques. Dans le champs académique, elle a ainsi rééquilibré les approches managériales traditionnelles qui insistaient d'abord sur les compétences techniques, les capacités cognitives, la structure hiérarchique. Elle est devenue une des clés des programmes de développement du leadership : les leaders formés à l'intelligence émotionnelle recherchent des approches plus collaboratives et inclusives susceptibles d’établir des relations positives et un environnement de travail favorable à l’engagement, la sécurité psychologique, la satisfaction au travail et la fidélité à l’entreprise. Coté RH, elle a imprégné les processus de sélection et d'embauche, plus particulièrement l'évaluation des candidats pour les rôles de leadership et de management. Enfin, elle a un impact inattendu : elle devient de facto une nouvelle épreuve pour les salariés, victimes d'anxiété sociale (personnes qui ont des difficultés à gérer leurs propres émotions et à interpréter les signaux émotionnels des autres) en les exposant à de nouvelles exigences. Ils peuvent se sentir encore plus dépassés lorsqu'ils sont confrontés à des attentes élevées en matière d'intelligence émotionnelle. Cela peut augmenter leur ...anxiété sociale et rendre les interactions sociales encore plus difficiles à vivre. Il manque à ce jour cette composante dans une culture organisationnelle valorisant le bien-être au travail. Si on tente d'échapper à l'effet de loupe (les consultants, les RH connaissent évidemment le concept), beaucoup d'acteurs sont conscients de son existence. Elle est mise en évidence dans les systèmes éducatifs, ce qui entraîne un début d'intérêt, de compréhension et d'application de ces compétences dès l’école.
Par ailleurs, Les normes et les valeurs culturelles jouent un rôle dans la façon dont les émotions sont perçues et exprimées. Il existe encore des limites à l'adoption du concept. Dans certaines cultures d’entreprise, l'expression émotionnelle et la vulnérabilité sont associées. la première est découragée ou considérée comme un signe de faiblesse. Dans d'autres cultures, elle n'est simplement pas intégrée dans les raisonnements managériaux (ceci tient aussi au fait qu’elle demeure difficile à mesurer). Par exemple, il n’y a pas de changement sans processus émotionnel, le processus de deuil (2) en témoigne. Or, la conduite du changement est encore fondée sur des pratiques provenant de notre culture cartésienne où les émotions ne sont pas prises en compte. Pourtant émotions et motivation proviennent toutes deux de la même racine latine « movere ». La motivation des acteurs prend sa source dans une émotion de ces derniers.
L’intelligence émotionnelle n’est envisagée que dans le cadre des compétences individuelles. Elle n'est pas considérée pertinente dans le cadre de la direction d'une entreprise. Les décisions de gestion, pense-t-on, sont uniquement influencées par des facteurs, tels que les conditions du marché, la concurrence et les exigences réglementaires. De fait, cette façon dont la direction pense l’entreprise va structurer tous les autres comportements. La performance est perçue de façon globale. Les approches de gestion traditionnelles continuent alors de donner la priorité aux mesures de performance et aux méthodes d'évaluation quantitatives telles que la rentabilité. À ce niveau on ne voit pas l'humain en tant qu’acteur mais en tant que ressource détenant au mieux, une partie des compétences garantes de la performance de l’entreprise pour produire de la valeur. Les compétences métier productrices d'avantages concurrentiels sont particulièrement surveillées. Les autres compétences sont « nice to have ». Les structures hiérarchiques et les processus décisionnels descendants persistent. Les managers ne font pas le lien entre l’intelligence émotionnelle qui peut améliorer les processus de prise de décision et l'intelligence collective, qui se réfère à la capacité d'un groupe à résoudre des problèmes, à prendre des décisions et à réaliser des tâches de manière efficace. L'intelligence émotionnelle y joue un rôle crucial : elle affecte la manière dont les individus interagissent les uns avec les autres au sein d'un groupe, fut-il une équipe de direction. Elle influe sur la qualité des interactions, la communication, la gestion des émotions et la capacité à travailler ensemble de manière fluide. En développant et en valorisant l'intelligence émotionnelle au sein d'un groupe, on peut renforcer son potentiel d'intelligence collective et améliorer ses performances. Dans le même ordre d'idées, L'intégration réussie de l'intelligence émotionnelle nécessite un leadership ... émotionnellement intelligent. Si les dirigeants ne montrent pas l'exemple et ne valorisent pas les compétences émotionnelles, il peut être difficile de susciter l'engagement et l'adhésion des employés ;)
Enfin au-delà de l'exposé de description de ses bénéfices, qui semble simple, l’intelligence émotionnelle est complexe à appréhender. De nombreux éléments entrent en considération, tels que le langage corporel, les expressions faciales, le ton de voix et les signaux non verbaux. Tous doivent, en plus, être interprétés de manière contextuelle pour comprendre les émotions des individus. Celles-ci sont nuancées. Il en existe une grande variété, qui peut en plus être ressentie de différentes manières par chaque individu. Les émotions de base comme la joie, la tristesse, la colère et la peur se manifestent de multiples façons et proviennent d’origines diverses. Interpréter correctement ces émotions dans un contexte professionnel est délicat pour un manager... en supposant qu’il soit motivé pour faire cet effort. Les émotions sont - par définition - subjectives et dépendent du vécu personnel de chaque individu. Ce qui peut provoquer une réaction émotionnelle intense chez une personne n’aura pas le même impact sur une autre. Le manager doit compter avec cette subjectivité lorsqu'il cherche à décrypter et à gérer les émotions de ses collaborateurs. Il doit alors développer des compétences spécifiques pour décoder ces signaux et y réagir de manière appropriée. L'intelligence émotionnelle nécessite un niveau profond de conscience de soi et la capacité de naviguer dans une gamme d'émotions en soi et chez les autres que seul un coaching aide à révéler. Il s'agit d'un processus d'apprentissage et d’adaptation qui exige des efforts constants.
Presque 30 ans après sa formulation, l'intelligence émotionnelle est devenue un concept populaire plus qu’une pratique bien maîtrisée. A mesure que la recherche et la sensibilisation continuent de progresser, de plus en plus d'entreprises reconnaissent toutefois ses avantages. Prenons une perspective large : la structure des organisations se complexifie sans cesse, malgré les appels répétés à la simplicité. Parallèlement, les acteurs évoluent dans des univers de plus en plus diversifiés et contradictoires rendant nécessaires de multiples coopérations, devenues l'une des clé du succès de l'entreprise .. à condition d'être doté d'intelligence émotionnelle.!
(1) Emotional Intelligence, Daniel Goleman 1995. Pas fou, l'auteur a décliné le concept dans plusieurs suites. Citons Working With Emotional Intelligence, 1998. Social Intelligence, 2007.
(2) Elizabeth Kubler-Ross, Grief Cycle Model, 1969.
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