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Photo du rédacteurErwan Hernot

Financiers et managers font-ils encore cause commune ?


Financiers et managers font-ils encore cause commune ?
De la finance à la fiinanciarisation ?

La financiarisation des entreprises est devenue un anathème commode parce que chacun peut y projeter ses peurs et ses fantasmes… et cacher ses limites. Prendre la mesure de son emprise et esquisser une perspective capable de la surmonter, tel est l'objet de ce papier.


La finance (qu'elle soit d'entreprise ou de marché) est, bien entendu, indispensable au fonctionnement de l'économie. Ceci posé, les parties prenantes de l'entreprise (à l'exception - logique - des actionnaires) se servent de la financiarisation comme explicatif fourre-tout d'une trajectoire entrepreneuriale, qui aurait mal tourné. Elles font implicitement référence à un âge d'or qui l'aurait précédée et qu'il faudrait retrouver. Ce n'est évidemment pas si simple ; rétro-pédalons pour tenter d'y voir plus clair. L'émergence de la forme moderne de l’entreprise date de la fin des années 1880. À cette époque, la gestion devient plus complexe (la 2ème révolution industrielle est passée par là). La priorité est donnée aux décisions des managers, dotés des compétences nécessaires pour affronter cette complexité, plutôt qu'aux exigences des actionnaires. C'est le démarrage de l'ère des "organisateurs". Elle connaîtra son âge d'or dans la 1ère moitié du 20è siècle. Plus tard, on change à nouveau d''époque (on pourrait l'expliquer avec l'ouverture des marchés nationaux, la montée en puissance des marchés financiers et le décollage de l'industrie financière, entre autres). S'appuyant sur les thèses de Milton Friedman et Ronald Coase (1) Jensen et Meckling affinent la théorie de l'agence (2). Elle est mise en pratique de la façon suivante : partant du principe, que seul un alignement des intérêts des actionnaires et des dirigeants, permettra aux premiers de peser plus sur les décisions prises par les seconds, les actionnaires bâtissent une alliance objective avec les dirigeants des grandes entreprises auxquels ils accordent de larges avantages financiers par les stock-options et des salaires élevés. La logique financière domine alors le management : c'est la référence ultime qui a le premier et le dernier mot. On met ce qu'on peut entre les deux ;) Sous la pression des actionnaires, les dirigeants sont incités à adopter des approches axées sur le court terme pour maximiser les rendements. Les critères financiers tels que les bénéfices trimestriels, le retour sur investissement (ROI) et le cours de l'action deviennent l'alpha et l'oméga de l'évaluation de la performance. L'exemple suivant, rapporté par Dominique et Alain Schnapper (3), l'illustre bien. "Dans la grande distribution, les analystes financiers apprécient la rentabilité globale de l’entreprise, puis l’évaluent par segment de marché (hypermarchés, supermarchés, commerces de proximité). Leur point de vue est intégré dans les modes de fonctionnement internes et leurs indicateurs sont utilisés comme outils de pilotage". C'est, de fait, le contrôle de gestion qui met en relation les indicateurs de l’exploitation et ceux du rendement financier. L'entreprise (ou la business unit, le département…) peut être ré-organisée (ou fermée, supprimée) sur la base d'une décision fondée majoritairement sur le rendement. Les auteurs spécifient leur exemple avec le cas des grandes surfaces commerciales. Ils pointent des indicateurs comme le chiffre d’affaires divisé par le nombre de mètres carrés (la plupart des coûts, loyer, chauffage, équipement des rayons et même main-d’œuvre peuvent facilement être ramenés au mètre carré), qui permettent de comparer la rentabilité des différents rayons et d’imposer des objectifs quantifiés à leurs responsables. Il y a alors perte d'autonomie managériale : la gouvernance purement financière limite la marge de manœuvre des managers dans la prise de décision. Plus précisément pour les actionnaires, il faut réduire l’influence des managers sur la performance globale de l'entreprise. Selon eux, la latitude managériale serait néfaste à leurs investissements : le dirigeant choisirait les investissements favorables à ses propres intérêts ; seuls les mécanismes de gouvernance pourraient le contraindre à faire un choix conforme à ceux des actionnaires. Cette focalisation sur les intérêts financiers des actionnaires crée des tensions. De leur coté en effet, les unités opérationnelles, pilotées par les managers tentent toujours, d'atteindre des objectifs métier, tels que la croissance des ventes, la satisfaction client et l'efficacité opérationnelle. Plus globalement, la mission du management reste plus holistique ; elle vise à équilibrer les besoins des diverses parties prenantes, y compris les employés, les clients, et la société dans son ensemble. La quête de résultats financiers entre alors en conflit avec ces objectifs à plus long terme du management, centrés sur la construction d'une vision stratégique et la pérennité de l'entreprise.


Tout cela est vrai. Mais la finance prend une place qu'on veut bien lui donner. Pour dire les choses autrement : si une entreprise ne dispose pas d'une stratégie clairement définie et basée sur la réalité d'un métier intimement maîtrisé par ses dirigeants, si la stratégie existe, mais que l'équipe dirigeante n'est pas capable de la traduire en actions métier par métier (voir ici un papier sur l'alignement), la finance (ici les capitaux) quitte son rôle de moyen au service d'une fin. C'est l'activité (fin) qui est alors mise au service des marchés financiers (moyens). Pourtant, avec une vision claire du métier et des dirigeants solides sur leurs principes, certaines entreprises peuvent attendre plus d'une dizaine d'années avant de commencer à rapporter un quelconque ROI (Amazon par ex.) En revanche, en l'absence d'une vision de l'évolution métier, les décideurs se tournent vers des indicateurs financiers plus tangibles et immédiats pour évaluer la performance de l'entreprise. Mettez à la tête par ex. d'une entreprise agroalimentaire, un PDG, issu de l'extraction minière, il y a de fortes chances que ce dernier se base sur la logique et la langue en commun entre son ancien, et son nouveau métier : les seuls flux financiers. Ceci posé, ce n'est pas pour autant que les managers ne doivent pas adapter leurs compétences à l'importance de la finance et des défis qu'elle apporte. Ils ne peuvent se draper dans la technicité de leur métier et se réfugier dans la pureté d'un raisonnement. Ne serait-ce que parce que la finance, c'est justement le langage que parlent leurs dirigeants. S'ils veulent être écoutés, Ils doivent ainsi être capables d'analyser les états financiers de leur département ou de leur équipe. Cela implique la compréhension du bilan, du compte de résultat. Une capacité à évaluer les risques financiers, à faire le lien entre les décisions financières et la stratégie globale leur permet de proposer des arbitrages éclairés au comité de direction. Ils doivent encore être capables d'élaborer, mettre en œuvre et suivre un budget. Puis ils doivent être en mesure de gérer efficacement les ressources financières qui leur sont allouées. Avoir une compréhension des marchés financiers ne gâchera rien. Faut-il aller plus loin ? Idéalement, le manager intermédiaire devrait en fait, comprendre l'état d'esprit qui préside à la création de valeur actionnariale. Cette empathie tactique lui permet d'anticiper le raisonnement financier des dirigeants non, pas, tant pour s'y plier que pour proposer parfois des décisions qui permettent de le surmonter.


Cette approche ne suffira pas. D'autant plus, diront beaucoup, que les managers n'ont justement pas accès aux informations et aux processus financiers, détaillés dans le paragraphe précédent ! Il reste que le poids acquis par la finance doit être contrebalancé. Et le meilleur contrepoids est une reconsidération du rôle des managers en tant que gardiens et porte-parole du métier : ils ont un rôle significatif dans le processus de création de valeur, s'ils sont associés à l'élaboration de la stratégie et des objectifs puis au déploiement de la première. J'ai déjà eu l'occasion d'en parler ici. Ainsi, lorsque la stratégie table sur un changement, connaissant le terrain, le métier, les managers en ont souvent perçu, bien avant, les signaux faibles. Ils recréent cette stratégie au quotidien avec leurs équipes à tel point que certains auteurs les qualifient de « stratèges ordinaires » (4) assumant certaines des tâches du dirigeant. Les considérer ainsi suppose bien évidemment de s'intéresser à leur appréhension/compréhension du contexte, dans lequel évolue leur entreprise. Il faut répondre à 2 questions : 1) comment la culture organisationnelle influence les perceptions et les comportements de ces managers ? Elle façonne, en effet, la façon dont ils abordent les défis et les opportunités. 2) Comment leurs processus de pensée, leur perception et leur prise de décision influent à leur tour, la création de valeur et le fonctionnement de l'organisation ? La prise en compte de ces éléments dans la gouvernance éloigne celle-ci de la logique financière, contractuelle qui la limite à des structures formelles, des règles et des incitations financières "faites ce qu'on vous dit / faites comme le processus l'indique » vers une concertation dirigeants/managers « Voilà vers où on souhaite aller : que pouvez-vous apporter pour rendre possible le voyage ? » Poser la question ainsi c'est rechercher l'engagement des managers et leur volonté d'aligner leur département sur la stratégie. L'engagement est le préalable à des managers responsabilisés et dévoués à leurs missions dans l’entreprise. Dotés de ce pouvoir de co-création et clairs sur la direction, ils se mettent alors au service des équipes. C'est à dire qu'ils renforcent l'importance de l'apprentissage organisationnel par leur capacité à anticiper les tendances, à prendre des décisions stratégiques et à ajuster les opérations en conséquence. Ces pratiques mobilisatrices créent un climat de partenariat entre tous les acteurs de l’entreprise. Mais qui dit partenariat, dit partage plus prononcé qu'aujourd'hui de la valeur créée. Avec pourtant, à la clé, des économies pour l'entreprise : la mise en place de systèmes collectifs de reconnaissance de cette place des managers permettrait en effet, de diminuer les coûts de supervision et de contrôle.


Est-ce possible ? Il faudrait commencer par reconnaître qu'il existe un hiatus significatif entre "gens" de la finance et managers, alimentant une dynamique réciproque de méfiance et d'incompréhension. Laquelle se matérialise par une série de conséquences qui impactent profondément les managers : combien de burn-outs (avec le sentiment de mal faire son métier) y trouvent leur origine ? Financiers et managers ne font plus cause commune. L'instrumentalisation des seconds par les premiers est tellement ancrée qu'il sera difficile de combler le fossé. Je reste d'un optimisme (très) mesuré : la démarche proposée ci-dessus s'apparente à une sorte de R&D organisationnelle. Or, certains acteurs financiers sont tentés de rechercher la rentabilité par la baisse des coûts plutôt que par la R&D, par nature plus risquée. Ne pas tenter ce pari décrit ci-dessus augmente les bénéfices des actionnaires à court terme : CQFD.



(1) Milton Friedman, économiste américain et lauréat du prix de la Banque de Suède en économie (dit Nobel), a travaillé sur le rôle des entreprises dans la société, la maximisation des profits et la défense du libéralisme économique. Ronald Coase, économiste britannique-américain également lauréat du même prix, est également ici une figure clé. Son travail sur la nature des coûts de transaction et l'importance des droits de propriété dans la définition des frontières des entreprises a fourni une base théorique importante pour la théorie de l'agence.

(2) Ces économistes ont contribué à façonner le paysage intellectuel dans lequel Jensen et Meckling ont développé leur théorie de l'agence, en mettant l'accent sur les idées libérales, la maximisation des gains individuels et la primauté des mécanismes de marché dans l'organisation économique.

(3) Dominique et Alain Schnapper, Puissante et fragile, l'entreprise en démocratie, 2020

(4) On doit cette formule à Besson et Mahieu, 2007, Constructing a strategist actor : strategic dialogue and organizational transformation, AOM conference 2007, Philadelphia, USA

Photo : freepik

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