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Photo du rédacteurErwan Hernot

"Vous reprendrez bien un processus ?" : l'échec du "tout contrôle" n'est pas encore acté


Trop de contrôle, c'est plus de risques !
Contrôler : une illusion solidement installée

Contrôler : c'est ce que s'évertuent de faire les entreprises depuis leur origine. Elles ont mis en place toute une panoplie de principes et d'outils destinés à mieux et plus contrôler. On peut les comprendre : le contrôle donne une forme d'assurance de maîtriser son propre destin. Sauf que c'est souvent illusoire, et - comble de l'ironie - ça peut même aboutir à augmenter les risques. C'est ce que démontre ce papier.


Le choix du salariat et de son outil, le contrat de travail ont représenté l'une des premières assurances contre l'incertitude. Pour atteindre ses objectifs, l'entrepreneur s'est trouvé face a une alternative quant à l'utilisation des ressources disponibles : le marché ou l'entreprise. Sur le marché, la coordination des choix individuels se fait par le système de prix. C'était par exemple le tâcheron des premiers temps de l'économie pré-industrielle. Avec l'entreprise, la coordination est administrative et portée par la hiérarchie. C'est le contrat de travail (= contrôle possible sur les moyens : la firme acquiert le droit d’utiliser à son gré les compétences du salarié et de le diriger) vs le contrat commercial (contrôle seulement possible sur le résultat). C'est une garantie de moindre risque mais obéir ne signifie pas adhérer aux instructions. Or, dans l'économie de la connaissance, c'est l'adhésion qui crée de la valeur. Le contrat de travail réduit l'incertitude ; il ne la supprime pas.


La structure organisationnelle - surtout fonctionnelle - est elle même pensée comme un outil de contrôle qui doit générer un bon niveau de prévisibilité. Elle divise l'organisation en différents départements ou fonctions spécialisées. Chaque département a ses propres responsabilités clairement définies, ce qui permet à la direction de déléguer efficacement les tâches et de clarifier l'autorité. Cependant, on s'aperçoit vite que travailler avec des personnes au-delà de son propre silo, c'est difficile. Les acteurs se concentrent sur leurs propres objectifs et s’intéressent peu à ceux des autres. Des recherches (1) montrent que si 84 % des personnes déclarent pouvoir compter sur leurs subordonnés et leurs supérieurs, seuls 9 % peuvent compter sur des collègues d'autres départements. L'incertitude tient ici aux objectifs contradictoires des différents départements et au simple exercice de leur pouvoir d’opposition à une action. Par ex. certains départements ont des objectifs à long terme, qui ne sont pas liés au profit immédiat : la durabilité, la diversité, le respect de l’environnement, etc. Ces objectifs sont parfois considérés comme une obstruction par un centre de profit qui tente d'atteindre ses propres objectifs d'affaires. Ajoutez ici un alignement aléatoire de tous sur la vision de l'entreprise et/ou une culture qui ne met pas l'accent sur la coopération : on est alors assez loin de l'outil de prévisibilité et donc de contrôle initialement souhaité.


La production de masse taylorienne et fordienne a engendré le management Command & Control. Il a illustré, dans un 1er temps, la volonté de tout prescrire : le superviseur émet des ordres et des directives descendantes. Les employés suivent les instructions sans poser de questions ou participer activement à la prise de décision. Il y a un manque de communication horizontale entre les membres de l'équipe, symbolisant un flux d'informations unidirectionnel, où les employés ne sont pas encouragés à partager leurs idées ou à collaborer entre eux. L’automatisation et l’omniprésence des algorithmes semblent en être le prolongement aujourd'hui. Ils renforcent une économie « transactionnelle ». (2) Pour aller vite, disons qu'on peut avoir l'impression que l’intervention humaine se limite à la conception des systèmes et à leur surveillance. Les processus, les routines de toute nature, les traitements automatisés de données massives (big data), les algorithmes semblent prendre le pouvoir et tuer l'incertitude. En fait, cette dernière augmente. Explication : tous les systèmes techniques s'intègrent les uns dans les autres. Plus ils sont interdépendants, plus ils sont fragiles. Cette intégration a maintenant franchi un certain seuil de complexité. Elle a ramené les risques et l'incertitude que les managers Command & Control avaient chassés. La seule véritable source de l'efficacité devient relationnelle : la coopération, c'est à dire une fluidité de contributions des différents employés permet de faire la différence, face a la concurrence, en mettant au 1er rang des critères hors coût comme la qualité. Par ex. parvenir à un bon niveau de qualité, suppose un échange ouvert entre les acteurs du marketing et les opérateurs d’exploitation, la maintenance, les services d’après-vente. Or ce type de dialogue ne peut pas se jouer sans liberté des acteurs. Cette coopération n'est pas toujours valorisée par le système : elle est le fait d'acteurs autonomes et responsables ; elle est donc difficile à contrôler. Pour amoindrir ce risque, il faut prendre le contrôle des acteurs et substituer un processus à leur relation de travail. De la même façon, si quelqu’un fait quelque chose de mal, l'encadrement réagit en mettant en place un processus pour empêcher que l’erreur ne se reproduise mais aussi pour éviter d’avoir une discussion en face-à-face sur les mesures correctives à apporter. L'encadrement n'a généralement pas pensé le traitement de l'erreur et préfère éviter la confrontation … même si cela signifie que des dizaines de personnes qui n’ont pas ce problème de performance doivent suivre ledit processus. Il est bien entendu préférable de régler les différends dès le départ en face à face, plutôt que de les laisser s'étendre dans un conflit dont on ignore l'aboutissement. En voulant s'en protéger, cet encadrement rend - involontairement - le système encore moins contrôlable.


Enfin le processus est souvent conçu sur un périmètre limité pour résoudre un problème particulier ... qui contredit la logique d'ensemble dudit système et aggrave le problème général. Ce qui donne lieu à un nouveau processus et au final, à un réseau complexe de règles et de contraintes. C'est l'enclenchement du cercle vicieux de la bureaucratie. Il est vain : le travail prescrit d’en haut ne pourra jamais totalement coïncider avec le travail vécu. La règle prévoyant tous les cas est un recours illusoire dans un monde complexe. Elle n’est pas modifiable, ne présente que peu de libertés dans les rapports interpersonnels et ne permet aucune créativité pourtant nécessaire aujourd'hui. Elle est déresponsabilisante. Elle ralentit la prise de décision et limite la capacité de l'organisation à s'adapter au changement. Mais elle est facile à utiliser. Résultat : on abrutit les acteurs de règles dans tous les sens en essayant de créer des environnements exempts d’erreurs. Cela déconnecte littéralement leurs fonctions cognitives. C’est le but du processus : créer quelque chose d’invariant, de reproductible et de transférable. Ce type de gouvernance, synonyme de contrôle, est inversement proportionnel au niveau de responsabilité des acteurs gouvernés. Or nous sommes motivés/impliqués/engagés par l’autonomie, la maîtrise du métier pratiqué et la finalité du travail à fournir. Les processus, c'est-à-dire, le tout prescriptif, activent le désengagement des salariés.


Nous avons besoin de processus et de structure mais ils doivent être au bon endroit : on ne va pas refaire tous les matins, les différentes étapes de construction d'une voiture par exemple. La bonne gouvernance n’est pas l’application de plusieurs couches de processus sur les différents acteurs. Il serait peut-être plus pertinent de remettre en question cette rationalisation forcée et ce corsetage du collaborateur. Les deux représentent paradoxalement un risque majeur pour les organisations. Le monde VICA rend les structures des entreprises plus floues et complexes. Cette complexité génère la possibilité de conflits. Plus les décisions portent sur des missions transverses et moins le monopole de la décision appartient à un seul département. Ce point a d’immenses conséquences largement sous-estimées : la performance repose moins sur la qualité et le coût des diverses ressources que sur l’intelligence de leur combinaison, autrement dit l’efficacité de l’organisation et du tissu relationnel. La coopération permet alors d'absorber (sans la dissoudre) la complexité. En coopérant, les acteurs gèrent les contraintes et les injonctions contradictoires émanant du terrain. L'expérience montre qu'ils y parviennent très bien. Favoriser une culture de coopération signifierait qu'on renonce enfin à l'illusion du zéro risque. C'est probablement une des conditions d’une capacité collective à produire aujourd'hui.


(1) Organisational Design, A Step By Step Approach, 2021, Richard Burton et Alii

(2) La société hyper industrielle, 2017, Pierre Velz


Photo : freepik

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