Le changement organisationnel et les problèmes qu'il suppose a fait écrire des dizaines de livres. La plupart d'entre eux inventorie et détaille les conditions de la mise en œuvre du changement. Par ex., la planification oblige à identifier les alternatives de scénarios et figer celui qui semble le plus approprié. La logique se veut vertueuse : le temps que vous dédiez aux échanges sur la planification initiale sera invariablement inférieur au temps que vous consacreriez sinon à corriger les conséquences involontaires et potentiellement coûteuses d'actions mal planifiées et sur lesquelles les acteurs sont mal alignés. Fort de son bien-fondé, le plan doit être rédigé afin que les personnes qui n'ont pas participé directement à son élaboration, puissent le comprendre, connaître les hypothèses et les alternatives envisagées et se rallier à sa mise en œuvre. On arrive au cœur du problème. Toute la tactique de changement infère qu'il faut rallier des personnes à sa cause. Mais comment 50 personnes peuvent-elles convaincre 50 000 ? Il faut leur "vendre" la cause, les persuader. Or le problème de la sacro-sainte adhésion au changement n'est pas d'abord un problème de persuasion mais un problème d’alignement, c'est à dire un problème d’implication. C'est ce que tente d'expliquer ce papier.
Avant de nous lancer dans une critique de la façon actuelle de mener les changements, on peut déjà noter une évolution dans les concepts et les pratiques.
Dans un premier temps, il y avait les "cibles " du changement. L'équipe chargée de la mise en oeuvre du changement inventoriait et rédigeait les argumentaires destinées à ces cibles du changement avec l'aide éventuelle d'une agence ou du service communication de l'entreprise. Cette démarche supposait qu'il fallait persuader des "cibles" et non des parties prenantes, c'est à dire des acteurs qui ont des enjeux dans le changement. On ne démarrait pas de leurs enjeux mais de l'argumentaire qui avait prôné le changement au premier chef. Ainsi, de nombreux dirigeants partaient du principe que tout le monde utilisait les mêmes informations pour analyser la situation. Fort de cette supposition, ils prenaient seuls les décisions rapidement ("on est des leaders ou pas";). Ensuite, ils ne comprenaient pas toujours que le collectif ne les soutienne pas. Comment les décisions qui sont "évidentes" quant à la pertinence du changement peuvent-elles devenir ainsi aussi controversées ? Il ne faut pas être grand clerc pour vite intégrer que l'équipe chargée de la mise en oeuvre du changement risquait ici de tirer des conclusions erronées ou incomplètes et de prendre des mesures inefficaces sur ces cibles : la première se demande rarement ce que les secondes pensent réellement. Or, dans la pratique, plus les cibles sont proches du terrain, plus elles en ont une perspective immédiate, viscérale et distincte de celle de la direction de l'entreprise.
Dans un deuxième temps, conscient de cet état de fait, certaines équipes comprennent l'utilité du concept de partie prenante. Elles utilisent les outils, modèles, interventions et processus pour engager et aligner ces parties prenantes, ici reconnues comme telles, c'est à dire produisant un discours sur le changement en cours. Mais la logique demeure de persuader ces acteurs dans le sens du changement. La liste d'interventions tactiques comprend alors l'identification et l'analyse des parties prenantes, la gestion des risques liés à certains acteurs (ce qui est une façon pudique de dire que certains acteurs ont un pouvoir de nuisance fort sur le changement, que les dirigeants souhaitent mener), l'établissement d'une stratégie et d'un plan de communication, le coaching des managers intermédiaires, la facilitation des conflits, la formation des utilisateurs. L'idée de l'alignement reste toutefois perçue comme une simple opération de communication : les dirigeants décident puis "vendent" ensuite leur décision, mise en musique par l'équipe gestion du changement. Et si le message est mal reçu, c'est que les cibles l'ont mal compris. J'ai déjà eu l'occasion d'expliquer ICI la faiblesse de cette conclusion. L'épuisement de cette démonstration ex cathedra (1) est manifeste. Il reste cependant tenace chez les dirigeants soucieux de mener à bien leur changement. "OK, on ne peut pas les convaincre maintenant ; on les embarquera plus tard" est une réponse souvent avancée. L'idée est de forcer l'évidence du changement en l'imposant et en espérant (c'est un peu l'esprit magique des enfants) que les parties prenantes qui l'auraient enfin compris, s'y rallient. Or, on ne pourra probablement pas embarquer les parties prenantes plus tard. Plus on attend, plus l'attente sans information complète sera comblée par des scénarios fantaisistes qui vont prendre racine chez ces parties prenantes et seront extrêmement difficiles à débusquer, entraînant une résistance, pour le coup, réelle. Psychologiquement, ces parties prenantes doivent en effet se préparer à se défendre en élaborant leur propre scénario. Plus on attend, plus cette élaboration se solidifie. Les bonnes âmes, me rétorqueront que, dans ce deuxième âge du changement, la communication se fait dans les deux sens : on ne persuade pas les gens à coup d'injonction. Certes, mais l'objectif reste de les persuader sans forcément prendre en compte leur propre perception de la réalité. A la base de cette démarche de persuasion, se trouve une croyance rarement dévoilée. Il y aurait un écart significatif, entre les décideurs et ceux qui font. L'écart existe nécessairement. Mais ceux qui font prennent également des décisions. J'ai déjà eu l'occasion de l'expliquer ICI à propos de la stratégie. En n'impliquant pas les parties prenantes en amont, les dirigeants pensent gagner du temps et partent du principe que chacun est à sa place. Dans la réalité, les places ne sont pas aussi définies qu'il y paraît. On ne peut pas d'un côté clamer avoir besoin de toutes les bonnes volontés et de toutes les idées à tous les niveaux de l'organisation : collaboration, feedback et responsabilité ; et de l'autre coté, cantonner étroitement chaque acteur dans un territoire prédéterminé. Sinon leur faible implication dans la prise de décision rend difficile leur persuasion. Elle conduit à de la résistance et parfois lorsque les acteurs résistent, ils « s’enracinent. » Il devient impossible de changer d’avis. Comme le font remarquer certains dirigeants, à bout d'arguments, les salariés sont contractuellement soumis à l'obligation d'obtempérer. Il reste cependant qu'ils ont du mal à admettre de ne pas participer aux choix qui peuvent les affecter. « OK, mais nous ne pouvons pas nous permettre d'emprunter des chemins de traverse, il faut respecter le plan. » C'est un autre argument, lui aussi lié à la scission décideurs/faiseurs. Le plan a été décidé. Il faut maintenant le mettre en œuvre, et surtout le respecter. C'est ici du côté de la planification elle-même qu'il faut chercher l'erreur de raisonnement. Une planification gravée dans le marbre ne fonctionne jamais dans des systèmes complexes. Si dans un système compliqué on peut l'analyser, puis agir et avancer, dans un système complexe, il faut commencer par tester pour faire sens, agir et analyser. Et c'est là que l'on peut changer la donne avec une implication, dès les tests. C 'est à dire produire en amont le même sens pour toutes les parties prenantes.
C'est le troisième temps du changement. On sait que l’individu agit et pense en fonction de ses actes antérieurs. Et la conclusion que l'on peut en tirer, c'est que la stratégie du changement par la persuasion développée ci-dessus peut se résumer à tenter de convaincre des salariés de son intérêt. L'efficacité est assez faible comme on le voit généralement dans les changements opérés. On comprend qu'une implication précoce et approfondie des parties prenantes (celles qui sont clé pour la mise en oeuvre du changement), donne une orientation plus pertinente à la gestion de celui-ci. Le cadre stratégique reste imposé. Mais on amène ainsi les salariés dans la mise en œuvre du changement souhaitée. L'implication est supérieure à la stratégie de la persuasion. Elle s'appuie sur une stratégie de créativité qui permet un engagement favorable au changement. Du point de vue des parties prenantes, c'est en effet une marge de manœuvre qu'elles ont sur leur propre destin. Il n’est donc pas forcément souhaitable de rechercher une adhésion préalable au changement par une stratégie de communication. Mais l'implication sous-entend une participation des parties prenantes dans une redéfinition du changement qui sera différent de celui initialement prévu par les dirigeants qui acceptent alors de partager un peu de pouvoir. L'implication des salariés suppose encore celle … des dirigeants, au-delà d'une réunion de lancement dans les locaux confortables du siège. S'ils « mouillent la chemise » sur la totalité du projet de changement, l'effort est généralement remarqué et l'écoute beaucoup plus attentive. Si leur parole n'est pas performative, leur présence, leurs efforts peuvent l'être. Enfin, cette implication nécessite une l'équipe chargée de la gestion du changement, capable de tenir des conversations stratégiques, de fond, dont la qualité permet de modifier les perceptions des parties prenantes et de construire des relations en face-à-face solides. On est loin de quelques chargé(e)s de com' qui répètent, même intelligemment, des arguments écrits par d'autres et qui ne ne comprennent pas intimement la profondeur stratégique du message qu'ils délivrent…
(1) Une démonstration ex cathedra se réfère à une présentation ou une explication effectuée de manière autoritaire ou dogmatique, souvent par une figure d'autorité. L'expression "ex cathedra" a ses origines dans le latin, signifiant littéralement "de la chaire". Historiquement, elle était associée aux discours ou enseignements prononcés par des autorités religieuses depuis la chaire d'enseignement ou de prédication.
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