Démarrons par une mise au point : la coopération n'est pas la panacée managériale à distance. Plus la tâche à effectuer est simple, plus la coopération est positive. Or, souvent il peut y avoir des tâches compliquées voire complexes. Il faut donc organiser/simplifier la tâche et renvoyer la complication/complexité à des très petits groupes. Ceci suppose coordination ET coopération, une confiance dans les personnes qui s’en chargent, une confiance du manager en lui-même pour faire confiance. Appeler à la coopération dans l’absolu est romantique mais peu efficace. Voilà le problème posé.
Pourquoi la coopération est beaucoup évoquée ces temps-ci ? Parce que la règle prévoyant tous les cas est un recours illusoire dans un monde complexe (toute ressemblance avec des décisions politiques en période de pandémie serait bien évidemment fortuite). Le monde VICA (1) rend les structures des entreprises plus floues et complexes. Cette complexité génère la possibilité de conflits. Plus les décisions portent sur des missions transverses et moins le monopole de la décision appartient à un seul département. La coopération permet alors d'absorber (sans la dissoudre) la complexité. En coopérant, les acteurs gèrent les contraintes et les injonctions contradictoires émanant du terrain. L'expérience montre qu'ils y parviennent très bien (2). La coopération met en effet, face à face, sans intermédiaire, des intérêts divergents ; c’est une des raisons pour lesquelles elle est difficile. La coopération peut aller jusqu’à de dures négociations mais les acteurs ont intérêt à se mettre d’accord quelles que soient leurs divergences initiales ; faute d’y parvenir, ils devront s’en remettre à l’arbitrage d’un N+1. Ce dernier fera alors payer le coût de cet arbitrage par une décision moins adaptée que celle qu’aurait pu trouver les acteurs sur le terrain et qui s’imposera à tous. La règle et le pouvoir sont donc peu propices à la coopération. La règle est efficace et facile à utiliser mais elle n’est pas modifiable, ne présente que peu de libertés dans les rapports interpersonnels et ne permet aucune créativité pourtant nécessaire aujourd'hui. Elle est déresponsabilisante et tue la coopération.
En quoi est-ce que la distance intervient dans cette célébration de la coopération ? Dans cette période de pandémie, les équipes sont hybrides, c’est-à-dire rarement ensemble au bureau. Or, la distance accentue les problèmes relationnels, managériaux existant sur le lieu de travail. Et c'est d'autant plus vrai qu'il y a plusieurs distances. La distance fonctionnelle génère déjà en présentiel, des appréhensions différentes d'un même problème : chaque métier a sa propre vision. La distance sociale dilue le sentiment d'appartenance à un même groupe réduisant d'autant les chances d'une coopération fructueuse. Les effets de la distance physique dans les environnements de travail a généralement montré que les personnes qui sont physiquement distantes communiquent moins fréquemment que celles qui sont proches. Les possibilités de rencontres et de discussions informelles sont amoindries. La diminution de ces contacts informels a un impact sur le partage des informations relatives à la tâche, sur la compréhension mutuelle car elle attaque la base référentielle commune (modes opératoires, jargon, souvenirs, …) et la performance collective. Or, jusqu'à présent, le présentiel plaçait le manager au centre du dispositif que constitue l'équipe. Pauses café et déjeuners pris ensemble, aidaient, en plus, le manager à établir des possibilités de coopérer. Les collaborateurs apprenaient ainsi à se faire confiance, condition sine qua non pour une bonne coopération. De plus, le manager pouvait improviser en synchrone : il avait tout le monde sous la main. Les règles de coopération pouvaient être implicites ; elles étaient rappelées sans cesse par les comportements des uns et des autres. Le distanciel oblige le manager à placer les collaborateurs au centre du dispositif managérial : « Je ne les vois plus : vont-ils travailler ? » En environnement asynchrone, à distance, il ne sait pas ce que font ses collaborateurs (activités effectuées et/ou engagements contractés auprès des collègues). Les règles doivent devenir explicites car la base référentielle déjà évoquée (3) ne s'élabore plus ensemble. À la traditionnelle coordination, le manager doit donc formellement ajouter la coopération. Sinon, il va s'épuiser à interfacer en permanence ses collaborateurs. Certains pensent qu’en coordonnant deux collaborateurs, ils créent la coopération entre eux. Il est vrai que par la magie de la présence physique, les ajustements informels se font : c'est déjà un début de coopération. Les deux notions visent à une répartition du travail entre plusieurs personnes pour arriver à une performance globale. Mais leurs différences sont significatives. La coordination définit le meilleur agencement de tâches préalablement réparties en vue d’élaborer un ensemble cohérent. Elle date du temps de l’organisation scientifique du travail et de la généralisation du travail à la chaîne. La coordination est alors assurée par une autorité qui valide les prescriptions d’opération, indique les bons enchaînements et vérifie que les actions soient exécutées par les personnes désignées, dans les temps impartis et en utilisant les moyens définis. La coordination apporte un gain de temps important, de la sécurité dans la mise en œuvre et, en fin de compte, de la sécurité (prévisibilité) pour les individus. Je fais ce que je suis supposé faire mais mais ce cloisonnement peut induire un état d'esprit : « le résultat d'ensemble n'est pas mon problème ». On a changé d’époque. Nous avons quitté l’économie transactionnelle (4) plus en phase avec ce management Command&Control et la coordination qui en découlait. Nous évoluons maintenant dans une économie relationnelle où souvent, l’interdépendance est fondamentale pour satisfaire le client et le résultat n'est pas connu d’avance. C’est une interdépendance d'équipe : ses membres doivent conjointement diagnostiquer et résoudre des problèmes. Leurs tâches nécessitent un haut niveau de synchronisation, de communication et de coordination… en asynchrone et à distance ! Ce type d'interdépendance suppose alors une coopération où chacun peut venir sur le territoire de l'autre afin d'anticiper sur ce qui va suivre, en continuant ce qui a été effectué et en évitant toute rupture dans l'action présente.
Comment installer la coopération ? Le manager travaille à trois niveaux : lui-même, le collaborateur en tant qu'individu, l'équipe en tant que collectif de travail.
À son propre niveau. S’il ne s’appuie pas sur la confiance, le manager tente de supprimer l'incertitude inhérente au management à distance en produisant des procédures et règles sensées prévoir toutes les situations. Ce contrôle qu’il exerce sur la situation et la relation (avec l'individu ou avec l'équipe) est très important et empêche la coopération. La défiance du manager le précipite dans une certaine solitude. L’individu ou l'équipe chercheront à s’éloigner voire à rompre la relation : comme ce n'est pas possible, ils ont limiteront les contacts au minimum. Ajoutez le facteur aggravant de la distance et vous avez un énorme problème à régler. Pour faire confiance, le manager prend le risque de ne plus maitriser la situation, les comportements de l’autre. Les actes que vont réaliser les individus auxquels il fait confiance vont avoir un impact sur ses résultats. Il doit accepter sa propre vulnérabilité face a cette incertitude. Faire confiance c’est lâcher prise. Mais avoir un minimum de confiance dans l’individu permet au manager de construire un « nous », d’échanger et de bâtir un projet commun, vital à distance. Plus il sera en lien avec son équipe, plus sa confiance en lui pourra se développer. La solitude empêche, en effet, la confiance en soi.
Au niveau de l'individu : les caractéristiques individuelles du collaborateur sont-elles compatibles avec la coopération ? Quelle est sa capacité à tolérer l'incertitude ? Le décalage entre les modes de coopération requis pour gérer les problèmes complexes et le niveau d’autonomie des collaborateurs est une des difficultés courantes des managers. Quand une personne se trouve confrontée à une mission qui nécessite un niveau d’autonomie qu’elle n’a pas, elle vit dans l’insécurité. Les responsabilités et les initiatives qui sont à prendre pour parvenir à une coopération constructive exigent des prises de risques relationnels et une affirmation de soi. Un travail de développement personnel permet d’améliorer son autonomie. Si le niveau d’exigence requis nécessite une progression hors de portée du collaborateur, le manager n’insiste pas : il est à distance et ne peut pas aider au moment ad-hoc le collaborateur plongé dans un abîme de doutes sur ses capacités. La meilleure solution consiste, pour certains salariés, à les laisser dans leur zone habituelle d’autonomie. Ils ne sont pas assez solides pour affronter les risques à prendre. Pour ceux qui sont aptes à se saisir de cette opportunité, le manager cherche alors à repérer dans les facteurs de motivation intrinsèques, les éléments propices à la coopération (désir de faire ce qu'il faut, aspiration à être connecté à quelque chose de plus grand que soi, …)
Au niveau de l'équipe, le manager n’a pas de vision naïve de la coopération : elle n'existe pas forcément d'emblée. C’est d'abord un choix avant d'être un mode de relation où les individus participent volontairement à un travail commun. Elle se construit, comme la confiance, qui est son préalable. Elle permet de s’accorder vers un objectif commun et/ou une méthode commune, de fédérer des compétences réparties et de s’apporter un concours solidaire en conjuguant talents et intelligences. Sans elle, pas de cohésion d’équipe et pas ou peu d’implication personnelle. Le manager dissipe encore l’illusion que chaque membre de l'équipe apporterait volontiers beaucoup d'efforts personnels à la réussite collective. Cette dernière correspond à la somme (cas des équipes de ventes par ex.) ou au produit (cas des équipes marketing par ex.) des efforts individuels. Dans le second cas, l’effort de chacun n’est pas forcément identifiable. Comment, à distance, être certain qu’il sera l’équivalent de celui des autres ? Dans une équipe à distance, chacun peut faire l’hypothèse que les autres ne produiront pas le même effort que soi. Le manager commence donc par coordonner c'est-à-dire agencer les efforts individuels en grandes directives. En co-construction avec l’équipe, il définit les rôles ainsi que le périmètre de responsabilités de chacun, avec des objectifs clairs et mesurables, afin d’éviter les doublons et le temps perdu à se justifier. Il communique sur les grands principes tels que la collégialité (dans quelle circonstance et comment), l’expertise de terrain, le débat contradictoire, les différents niveaux de décisions. Il veille à réduire la taille des groupes afin de lutter contre la déresponsabilisation et de stimuler l’identification et l’implication, comme c’est le cas dans le mode projet « scrum ». La logique des « sprints » sur des délais courts (2 semaines) rythme le travail et formalise la coopération. Les briefs quotidiens et débriefs, les réunions ad-hoc si un collaborateur est bloqué seul plus de 1 heure sur un problème complètent ce dispositif. Le manager identifie et reconnait les efforts individuels au quotidien. Il rend visible la portée de ces actes individuels pour renforcer le sentiment de rentabilité perçue par les membres de l’équipe. Il constitue un destin commun entre tous les participants, organise l’interdépendance et le partage équitable des bénéfices de l’action collective et des ressources. Pour l’aider, la DRH conçoit la rémunération en trois parties : un socle qui constitue le salaire fixe, une part dédiée à la performance individuelle pour permettre d’éviter le syndrome de la déresponsabilisation, une part centrée sur la performance de l’équipe pour stimuler la coopération, une part qui concerne la performance de l’entreprise pour permettre des arbitrages à ce niveau quand les objectifs des départements sont contradictoires. Le manager modèle son comportement : il est prévisible, il augmente sa présence par les contacts informels c'est-à-dire le temps consacré à chaque collaborateur. Le manager s’appuie ensuite sur des outils … dans la mesure où ils sont autorisés par la sécurité informatique. Outre les vidéoconférences, les équipes à distance coopèrent avec des applications type gestion de projet. Le manager incite chacun à mettre à jour son statut de travail dès que possible. La transparence renforce la communication efficace. Les messageries instantanées fluidifient la coopération. Enfin, les courriels complètent ces outils de gestion de projet et messageries instantanées. L’équipe les utilise pour transmettre des rapports plus longs, des résumés de réunions ou des informations de recherche.
Si le manager a réussi à faire coopérer, il n'est pas au bout de ses peines. Une équipe très fortement homogène aura tendance à rentrer dans l’excès de compétition sociale avec les autres groupes (« eux » versus « nous »). Ses décisions prises collectivement risquent de se radicaliser. Ce qui n'est pas efficace dans la production d'idées. il faudra contrebalancer en remettant en avant des priorités au niveau de l'entreprise et augmenter la diversité des profils dans les collectifs pour garantir une plus grande confrontation d’idées variées. Éternel recommencement…
(1) VICA = Volatile, Incertain, Complexe, Ambigu
(2) Voir François Dupuy "La sociologie du changement", 2011
(3) J’emploie le terme « base référentielle » qui peut paraître barbare. C’est pour éviter de dire « culture » car je trouve que ce terme taille un peu large pour une simple équipe.
(4) Le terme a été forgé par Pierre Veltz dans l’ouvrage « La société hyper-industrielle », 2020
Photo : RF._.studio
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