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  • Photo du rédacteurErwan Hernot

Télétravail, le bureau d'angle est-il en danger ? ;)


Voici le 4ème papier qui suit l'étude de ClavaConsulting sur COVID et management. La COVID 19 pourrait-elle modifier la culture de l’entreprise ? Oui car avec cette crise, « ce qui était impossible devient possible » selon la formule d’un manager interrogé (1). Une autre étude a montré qu'il fallait en moyenne 66 jours pour qu'une nouvelle habitude s’installe (2). Autant dire qu’on les a largement dépassés !


Pour représenter la culture dans un contexte, j’ai choisi le schéma de Burke - Litwin de 1992 « A causal mode of organizational performance and change » (3). Comme tout modèle, il n'est qu'une simplification graphique de la réalité. Il a le mérite, toutefois, de poser les liens de causes/conséquences entre les différents éléments.


La lecture horizontale nous apprend que le niveau « Transformational » regroupe des éléments qui génèrent un changement plus radical que le niveau « Transactional » et « Individual ». Or, si elle est l’un des 3 éléments « Transformational », la culture, comme tous les sous système représentés, n’évolue qu’en lien avec les autres. Faisons-en un tour rapide. En quelques mots, la culture d'une entreprise peut être définie comme l'apprentissage partagé, accumulé au fur et à mesure qu’elle résout ses problèmes d'adaptation à son environnement. Ce qui a suffisamment bien fonctionné est considéré comme valable et transmis aux nouveaux membres de l’entreprise, comme la manière pertinente de percevoir, de penser et de se comporter par rapport à ces problèmes. Cet apprentissage accumulé constitue un système de croyances, de valeurs et de normes de comportement qui finissent être considérées comme des évidences en sédimentant en plusieurs couches.


La première "couche" de la culture concerne tout ce qui est observable : processus, symboles, rites, mythes de l'entreprise et ses valeurs officielles. Faisons tout de suite un sort définitif à ces dernières (en gros celles rêvées par la Direction Générale) L'étude de Clava Consulting est impitoyable à cet égard ; pas un seul des directeurs et managers interrogés dans le cadre de cette étude qualitative n’en a mentionné une, une seule fois, pour expliquer en quoi elles les avaient guidés. Ce qui démontre que ces valeurs sont juste un ornement sur les murs… et qu'elles vont y rester. Dans les symboles, par exemple, la répartition du pouvoir se signalait de façon claire par le bureau d’angle et la table de réunion en plus du bureau. Comment va-t-elle se manifester dans le cas où le télétravail s'installe ? Serait-ce dans le salon du dirigeant d’où il s'adresse à ses équipes ? Chacun aurait alors le loisir de distinguer les meubles et objets, le style qui s’en dégage ? Si on rentre dans cette intimité des acteurs, est-ce que, au contraire, cela amoindrira les symboles de pouvoir et la distance qu’ils supposent ? Parce qu’on apprendrait à connaître la personne dans sa plénitude et pas seulement sa version « travail » ? Est-ce un 1er pas vers le modèle d’entreprise Opale (TEAL en anglais) dernier stade de l’évolution d’une entreprise, préconisée par certains auteurs des « entreprises libérées » comme Frédéric Laloux (4) ?


De nouveaux rituels

De nouveaux rituels sont apparus : très souvent proposés par les managers, ils consistent à renforcer le lien social ; la collaboration entre managers a permis une meilleure efficacité globale, malgré les silos ; les managers ont dû lâcher le contrôle sur le « comment » ; les managers ont carrément supprimé certaines tâches administratives (« on a réalisé que ça ne servait rien ») ; les managers ont plus communiqué. S'il est un peu tôt pour détecter ici de nouveaux mythes fondateurs de l'entreprise, on peut déjà noter que les acteurs célèbrent la capacité collective à rebondir (résilience). Elle pourrait devenir ce mythe utile lors de prochaines crises. Quant au bureau d'angle, il n'échappera pas à l'émergence de cette nouvelle culture : il pourrait être occupé par … un endroit dans lequel une équipe se rencontre, échange, dialogue. Cette 1ère couche aisément observable n’entraîne pas automatiquement de modifications des autres. La 2ème couche est celle de l’idéologie. Pour rappel, « une idéologie est un système prédéfini d'idées, appelées aussi catégories, à partir desquelles la réalité est analysée, par opposition à une connaissance intuitive de la réalité sensible perçue » (5). Une entreprise ou plus généralement un collectif organisé, produit une idéologie. Elle est imposée d’autorité par le système de pouvoir et/ou de façon imperceptible dans la vie quotidienne de bureau, d’atelier etc. Une idéologie dominante est diffuse et omniprésente, mais généralement invisible pour celle ou celui qui la partage, du fait même que cette idéologie fonde la façon de voir le monde. C’est donc un système très construit, cohérent et par conséquent qui peut être assez difficile à changer. Des mots comme résilience, solidarité, engagement, confiance, autonomie ont été prononcés pour décrire les comportements mobilisés pour faire face a la situation exceptionnelle de la COVID-19. Ils représentent des interprétations individuelles qui n’ont pas encore « coagulées » en perception commune faisant sens commun. Ils ne produisent pas encore des normes (« il faut que, on doit… »), des valeurs (« c’est bien si… ; mal quand … »), des croyances (« c’est ainsi… »)


Une culture en devenir ?

Ces mots ne rentrent pas dans des catégories identifiées par tous et évidentes pour chacun. Ils demeurent des éléments exceptionnels produits par une période également hors norme. Seule l'inscription dans la durée pourrait les inscrire dans la troisième couche, celles des valeurs réellement opérantes et des croyances profondes, rarement mises à jour parce qu’évidentes. Le simple fait que les acteurs les mentionnent, signifie qu'il ne s'agit pas encore d’évidences partagées par tous. Elles représenteraient les atouts et les points positifs du confinement : il faut oser, il faut essayer. Ce serait la croyance profonde, ancrage de la résilience par exemple. Les compétences émotionnelles se sont révélées utiles pour garder le lien social ; elles pourraient intégrer l'équipement nécessaire du manager au quotidien. Jusqu’à présent la croyance profonde (jamais mentionnée comme telle) était plutôt l’excellence technique comme viatique vers l’encadrement. D’autres évidences pourraient s'installer : « on peut communiquer directement avec son N+2 ». C'est simple par Zoom (ou toute autre application), les gens sont accessibles. « On peut contourner les processus ». « les gens travaillent même chez eux ». Les conditions d'une nouvelle culture existent ; dans quel système global pourraient-elle émerger ? Mettons en relation avec les autres éléments du schéma.


Si on reste dans les éléments «  Transformational », la mission et la stratégie de l’entreprise pourraient être diversement impactées selon les secteurs d’activité touchés par la COVID19 : par exemple, les entreprises de tourisme de masse (croisiéristes, tour opérateurs) pourraient aller jusqu’à reconsidérer leur mission. Quant à la stratégie, les dirigeants pourraient la revoir en analysant les tendances émergentes, déclinantes chez leurs clients. Le résultat serait une reconfiguration du modèle d’affaires (proposition de valeur client, canaux de distribution, profil des clients eux mêmes, …)

Le rôle du leadership

Sur ce même niveau, le leadership joue aussi sa partition : la façon dont les dirigeants gèrent la crise, révèle leurs croyances profondes et contribue - ou pas - à créer cette nouvelle culture. La force de leur exemple est fondamentale : leurs pratiques de communication, leur rôle de modèle sur le télétravail. Pour qu'ils intègrent ce rôle de de façon pertinente, certains dirigeants doivent faire évoluer leur vision des salariés. Jusqu’à présent, beaucoup d’entre eux plaquent encore sur ces derniers, un comportement issu de l'école d'économie classique : ils les voient comme des acteurs qu’ils faut « bouger » en jouant sur des motivations extrinsèques (la contrainte, l’incitation financière, …) familières au Command&Control alors que l’engagement observé durant le confinement tient avant tout sur des motivations intrinsèques (sentir sa contribution comme particulièrement utile à l’entreprise, aux collègues). Cette vision influence la conception de la structure. Pour rappel, la structure est connue par les organigrammes (le qui fait quoi). Elle organise la façon dont le travail est exécuté. Avec la COVID, l’incertitude est forte pour les dirigeants et les managers (cash flows asséchés, télétravail, risque de maladie…) ; elle augmente en conséquence le besoin d’information( qu’est-ce qui se passe ?) et de son traitement, c’est à dire le contrôle. On a fait face, dans l’urgence, à ce besoin croissant en multipliant les flux d’information avec des journées entières passées sur Zoom pendant le confinement ! Avec un peu de recul, On peut faire face à ce besoin de 2 façons.


Responsabilisation des équipes

La première est celle de la responsabilisation des équipes et de l'investissement dans l’humain. Un management alternatif au Command&Control pourrait émerger (6) : le management à distance oblige à se concentrer sur le résultat plutôt que sur le comment y arriver. Il faut passer d'un management hiérarchique …à un management agile basé sur des croyances communes dont le cœur et le projet serait la personne. Ce qui signifie qu'il faut d'ailleurs peut-être repenser la gestion de la performance et des indicateurs qui la composent. Ce qui signifie encore qu'il faut revoir processus et procédures d'un point de vue pratique mais également sur le plan des principes. On fait ainsi face au besoin de traitement de l’information en …le diminuant par une organisation différente : plus d’équipes en mode projet, travaillent de façon autonome à fournir un livrable. Cette organisation baisse les demandes de reporting et augmentent les prises de décisions « locales » épargnant ainsi aux senior managers d’intervenir. Ça suppose un changement des tâches et des compétences (« Tasks and Skills ») : moins de tâches de reporting et plus de tâches opérationnelles donc moins de simple capacité à bien remonter les problèmes et plus de compétences d’analyse et de prise de décision. C’est un facteur d’évolution culturelle.


La seconde consiste à traiter le travail humain comme une commodité et à le réduire au minimum en utilisant l'automatisation et en contrôlant encore plus étroitement la façon dont les acteurs font leur travail voire en les remplaçant par des travailleurs temporaires. Cette option se pense en augmentant également la capacité des SI à traiter l’information de façon verticale (vous nourrissez encore plus la bête en reportings divers et variés) avec les données et l’analyse prédictive. Cette option ne serait que « plus de la même chose » et ne changerait fondamentalement pas la culture car c’est du Command&Control sous stéroïdes (voir l’article « Worst Case Scenario: Robotics Process Automation Will Strengthen Command&Control Management »). Cette approche risque - malheureusement - d’être celle que les dirigeants comprennent le mieux.


Climat organisationnel

Le climat organisationnel (dans le schéma « Work Unit Climate ») est «la qualité relativement durable de l'environnement interne d'une organisation qui a) est vécue par ses membres, b) influence leur comportement »(7). C'est une mesure psychologique de l'organisation. Il pourrait osciller en période COVID entre peur de la contamination, appréhension du futur et forte solidarité entre les membres. L’émotion, quand elle est forte, intensifie l’apprentissage qui renforce en retour la culture. Cette augmentation de l'anxiété et le besoin de la réduire sont un puissant moyen d'apprendre. Le climat organisationnel contribuera à faire évoluer la culture.

Les besoins des salariés ((« Individual Needs & values ») vont probablement se recentrer vers la sécurité sanitaire, un besoin à la fois de plus d'humain, de plus de liens avec le collectif (si persistance du télétravail). L’étude de ClavaConsulting notait un haut niveau d'engagement durant le confinement. Les managers habiles sauront en faire bon usage et travailler sur les motivations de leurs collaborateurs : comment conserver ce niveau ? Plusieurs entreprises ont déjà prévu de poser la question des besoins et des valeurs : « Comment voulez-vous travailler ? » L’entreprise est à la croisée des chemins et la culture prête à évoluer : il faut envisager la période comme un test grandeur nature.



(1) Etude ClavaConsulting « Manager en temps de COVID : simple péripétie ou révolution culturelle ? »

(2) Adapt Your Business to the New Reality par Michael G. Jacobides et Martin Reeves Harvard Business Review, September October 2020

(3) Utilisé par Donald L. Anderson « Organizational Development » 2014

(4) Frédéric Laloux « Reinventing Organizations » 2014

(5) Définition Wikipédia

(6) voir Erwan Hernot « Covid et profil du manager » et « COVID et management : si on essayait la confiance ? » sur le blog https://www.clavaconsulting.com/post/quelle-alternative-au-management-command-control-la-confiance

(7) Organizational Climate, Cambridge, MA: Harvard University Press. Tagiuri et Litwin, 1968



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