Imaginez qu'en 2019, une entreprise de grande consommation explore un nouveau canal de livraison qui bouleverse complètement le paysage habituel de sa distribution. Le plan de ce projet s'étale sur 18 mois. Arrive le confinement de la Covid 19. Le projet sort une version bêta, mise en place au bout de ... 10 jours. Les grandes entreprises ont été obligées de travailler différemment. Branle-bas de combat dans les modèles opérationnels : des objectifs clairs, des équipes particulièrement adaptées, une prise de décision rapide ont bousculé la bureaucratie habituelle des grandes structures. Comment NE PAS revenir en arrière et faire de ces changements des avantages concurrentiels durables ?
Avant la fin du siècle dernier, une certaine vision a transformé les grands groupes, en détachant la valeur de l’action de la valeur économique de l’entreprise. Les entreprises sont assimilées à des assemblages d'actifs valorisables. Et la valorisation se trouve réduite à la maximisation du profit de court terme. Elle a alors conforté un modèle opérationnel (exploitation vs exploration) au détriment de l’autre. Le gagnant, le modèle de l’exploitation repose sur l'utilisation efficace de compétences acquises, il produit des résultats fiables. De son coté, le modèle de l’exploration consiste à chercher de nouvelles possibilités au risque de ne pas les approfondir suffisamment pour tirer les bénéfices de leur maîtrise. Une exploitation couronnée de succès tend à décourager l'exploration dont les bénéfices sont aléatoires. L'exploitation a longtemps été matérialisée par la structure en silos fonctionnels où chaque acteur est capable de faire son job sans … jamais poser la moindre question sur sa raison d’être. La pandémie, dans le moment le plus aigu de la crise, a mis le modèle d’exploitation en échec. Beaucoup d'entreprises qui avaient succombé au syndrome joliment intitulé « stupidité fonctionnelle » (1) se sont retrouvées obligées de laisser une place à l'expression de l'intelligence humaine dans un contexte bureaucratique pourtant hostile ;) La stupidité fonctionnelle avait conforté la duplicité entre un discours porté sur les innovations managériales et une réalité qui visait à réduire le champ de vision des collaborateurs. Laurent Taskin (2) parlerait ici de financiarisation du management. « C’est le management de la performance, des indicateurs, des tableaux de performance. Toute une ingénierie de gestion, derrière, va produire des indicateurs de performance, des tableaux dans lesquels on doit finalement introduire énormément de données, à tel point qu’on peut considérer aujourd’hui que 30% du temps de travail d’un cadre ou d’un manager est alloué à ces activités de monitoring, et que 90% de ces données ne sont jamais utilisées. Vous imaginez l’absurdité que ça peut engendrer et le manque de sens que ça peut produire pour les travailleurs, y compris les managers », Manque de sens mais fiabilité : avec la pandémie, l’arbitrage a sauté et l’exploration a avancé en trois temps.
Premier temps, le confinement et la pandémie obligent à s'interroger sur leurs conséquences. Chaque acteur a eu un temps de réflexivité personnelle, qui peut mettre en doute des croyances dominantes : c'est la question "à quoi sert mon job ?" ou la remise en cause de conventions tacites, voire de tabous organisationnels. Les acteurs s’interrogent sur les conséquences de leurs actions au-delà de leur périmètre propre. Ils ré-élargissent ainsi leurs capacités de raisonnement : « quel est le sens de cette action technique que j'entreprends ? » Si les managers fonctionnent sur ce mode enrichi, ils basculent dans un monde de questionnement permanent ; c'est moins confortable. Dans ce monde VICA post pandémique, la poursuite aveugle d’objectifs étroits, n’apporte toutefois plus de valeur ajoutée. « Supprimer la conscience des problèmes, ou les problèmes de conscience, n’a jamais supprimé un problème quel qu’il soit » (3). Au contraire, apprendre aux managers à remettre en cause les opinions courantes, être capable de justifier ses actions, sont des preuves d’une certaine maturité intellectuelle dont les entreprises ont maintenant besoin.
Deuxième temps, celui de l’action : « On n’a jamais aussi bien travaillé qu’au début de l'épidémie à l'hôpital » Cette phrase paradoxale a souvent été entendue. Face a l'arrivée d'une maladie inédite et inconnue, les soignants ont inventé, discuté pour réorganiser l'urgence, inverser les hiérarchies des priorités et parfois les hiérarchies tout court. Plus généralement, dans ces moments difficiles, les dirigeants et les collaborateurs ont un but commun et partagent la même culture de performance. Ils savent ce que représente l'entreprise, au-delà de la valeur créée pour les actionnaires. Le sentiment d'utilité est fort : l’efficacité d'un geste, la qualité du produit ou encore la possibilité individuelle et collective de se reconnaître dans ce qu'on fait, façonne des équipes au mental d'acier. Pouvoir bien faire son travail c'est bon pour le moral, autrement dit, le travail bien fait c'est la santé. Or, une caractéristique notable des entreprises qui se sont bien adaptées au monde VICA + Covid, c’est qu'elles ont une forte identité ancrée dans leur raison d'être et leur façon de travailler. Conséquence 1 : un rééquilibrage du contrat psychologique. Il fait référence aux attentes non écrites et souvent tacites des acteurs quant aux termes et conditions de la relation d'échange entre eux-mêmes et leur employeur. Lorsque les termes de ces contrats sont suffisamment respectés, les échanges sont bénéfiques et les deux parties sont très satisfaites et engagées l'une envers l'autre. Conséquence 2 : une augmentation de la satisfaction au travail, de l'identification à l’entreprise et de l'engagement des énergies, moins d’intentions de départ. Les équipes tentent spontanément d’améliorer l'efficacité opérationnelle, d’innover et se développer.
Troisième temps, L’apprentissage. Les entreprises élaborent des réponses rapides, systémiques et innovantes souvent en rupture avec les schémas d’exécution routiniers. De nombreux dirigeants tirent les leçons de la façon dont les petites équipes agiles, construites à la hâte, pour faire face à l'urgence du COVID-19, ont pris des décisions importantes plus rapidement et mieux… avec beaucoup moins de données mais aussi moins de certitudes qu'avant. Travailler avec moins de données, c'est possible : on peut prendre l'exemple des médecins urgentistes. Le corps humain peut produire des centaines de paramètres, mais dans la plupart des cas, un médecin n'a besoin d'en considérer que douze ou quinze - et en cas d'urgence, seulement trois ou quatre sont généralement essentiels. De la même manière, juste avant le confinement, le décideur a identifié les quelques points clés qui sont toujours pertinents plutôt que d'être submergé par une tonne d'informations secondaires. Il a fait confiance aux équipes pour produire elles mêmes le reste des données nécessaires à leurs projets. Ce principe reconnait que les acteurs sont des individus uniques au lieu de ressources remplaçables et que leur plus grande valeur n'est pas dans leur tête mais dans leurs interactions, leur collaboration et un apprentissage organisationnel constant. La capacité d'intégrer des données et des analyses dans la prise de décision reste essentielle mais elle s’accompagne d’une organisation plus plate qui délègue cette prise de décision à un réseau d'équipes. Ces équipes sont alors obligées de s'auto-organiser, c'est-à-dire qu'aucune méthode ou processus ne leur est imposé. Les dirigeants leur font (encore) confiance pour faire le travail de la manière qu'ils jugent la meilleure, en supposant qu'ils savent comment le faire, avec la responsabilité de leurs résultats. En Agile, par exemple, une équipe collabore avec le client (ou un représentant client) pour maintenir et redéfinir en permanence les priorités d'une liste (backlog) de fonctionnalités en constante évolution. Les meilleurs produits sont créés lorsque les clients sont directement impliqués dans les équipes qui les créent. La prime est mise sur le caractère et les résultats, plutôt que sur l'expertise ou l'expérience. Les managers deviennent des passeurs de sens plus que de reporting ou de contrôles.
Cette belle mécanique ne fonctionne toutefois qu’avec 1. une culture organisationnelle qui favorise la création de valeur avec d'autres partenaires et 2. si vous avez des acteurs de talent à qui vous laissez de l'autonomie. De façon logique, vous cherchez alors à faire correspondre ces bons talents, quelle que soit leur niveau hiérarchique, aux défis les plus critiques. Embaucher et garder les meilleurs talents, le capital le plus rare, suppose de créer une expérience de travail unique et s'engager à mettre un accent renouvelé sur leur développement. Au final, il y a un prix à payer. C’est le conflit des critères. En effet tout le monde dans l'entreprise n'a pas la même idée de ce qu’est le travail bien fait. Par définition, dirigeants et équipes n’ont pas les mêmes critères. Le problème c'est qu'ils ne sont généralement pas discutés voire même camouflés. Pourtant reconnaître une place à la « coopération conflictuelle » (4) éviterait que ces désaccords ne se transforment soit en querelles de personnes soit en conflit sociaux. Accepter les termes mêmes de cette coopération conflictuelle signifie rééquilibrer la gouvernance de l’entreprise et distribuer les responsabilités vers le terrain. Et revoici la société à mission (déjà évoquée ici) ! Elle introduit des normes d'équité et d'équilibre entre les parties : on peut imaginer une co conception de la stratégie et une participation à la gouvernance. Dans ce cas, l'entreprise devient un dispositif de création collective et non une simple opération d'optimisation des actifs valorisables. CQFD …
Les suites logiques de ce papier sont :
Webinaire, 1h00, « Equipe au grand complet : en faire un évènement ! » Utile pour tous les managers, qui n'ont pas leur équipe au grand complet avant la rentrée de septembre.
(1) Mats Alvesson & André Spicer, The Stupidity Paradox. The Power and Pitfalls of Functional Stupidity at Work, 2016
(2) Laurent Taskin, Management Humain, 2016
(3) Ghislain Deslandes, A propos du management et d’un problème plus général, 2020
(4) Yves Clot, Le prix du travail bien fait, 2021
Photo : Oliver Sjöström
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