La plupart des activités de l’entreprise nécessitent au moins un certain degré de coordination. Mais la complexité croissante des opérations dans l'industrie, le commerce et les services place maintenant la performance au-delà de l'expertise et du contrôle d'un seul individu, fut-il surdiplômé, visionnaire ou ultra-performant. Il n'y a plus de réponse simple et unique, encore moins de solutions évidentes, personne ne détient la vision de l'ensemble du système. Il faut alors changer de logique et augmenter l'intelligence collective. Les connaissances qui permettent d'aboutir à des solutions - au moins - satisfaisantes, sont donc rarement de simples additions compétences individuelles. (1 + 1 = 2, modèle taylorien-fordien). La notion de compétence individuelle reste clé mais elle est trop restrictive. D'où la question que traite ce papier : si l'intelligence collective existe, que peut faire le manager pour l'aider à se développer ?
Si l’on s’accorde sur le fait que créer un collectif de travail ne suffit pas à le rendre compétent, encore faut-il que les managers maîtrisent les éléments qui créent des compétences capables d'exploiter l'intelligence collective. Certains auteurs (1) détaillent 3 conditions à son émergence : une communauté de pratiques, des scénarios d'interactions entre ses membres, une capacité à co-construire une solution. Il y a intelligence collective lorsqu’on observe l’utilisation collective, au sein d’une entreprise, d’informations éparses détenues par différents individus et/ou groupes. Ceux-ci fournissent des informations variées (diversité) en s’appuyant sur leurs propres connaissances spécialisées ou localisées. Ils interviennent sans être trop influencés par les autres (indépendance) car c’est la meilleure manière de contrer la subjectivité et les lacunes de chacun. En effet, ça ne sert à rien d'avoir beaucoup de monde, si tout le monde pense pareil ;) C'est la parité dans les relations des personnes qui garantit cette indépendance : elle est fondamentale pour les échanges. Chaque acteur est sachant et peut former, transmettre ses savoirs issus de ses propres pratiques et expériences. Mais il est simultanément capable d'afficher tout autant son ignorance, devenant l'apprenant d'un autre. La réciprocité compte beaucoup. Elle facilite la mise en commun de connaissances explicites mais aussi tacites (adaptées à un problème particulier et rarement formalisées dans une situation de travail). Enfin, un mécanisme objectif doit combiner les informations pour déterminer l’opinion ou l’action du groupe (agrégation) et enrichir ensuite la mémoire collective dans les unités de travail.
Énoncées ainsi, ces différentes caractéristiques sont faciles à comprendre. La mise en œuvre est beaucoup plus délicate. Tout d'abord, la structure de l'entreprise ne sert pas une logique collective. L'éventuelle motivation des collaborateurs à partager savoirs et connaissances (2) est souvent inhibée par une répartition des rôles qui réduit chacun et chacune à des cases dans un organigramme de spécialistes et par des silos départementaux qui bloquent les flux d’information. Par ailleurs, les salariés notamment dans les grands groupes, ont le nez dans le guidon. Souvent en mode survie, ils n'accordent pas beaucoup de temps à l'entraide et au partage. Ils sont d'ailleurs généralement évalués sur le modèle de la performance et de la compétence individuelle. Ensuite, l'exemple ne vient pas d'en haut. J'ai déjà eu l'occasion de consacrer un article à ce sujet. Le comité de direction n'est pas un lieu d'épanouissement de compétences collectives car l'équipe de direction n'est pas une équipe ! Enfin, pour le manager (et son DRH), reconnaître l’acteur de la production, c’était traditionnellement reconnaître qu’il maîtrisait un métier, c’est-à-dire une compétence spécifique consacrée par un diplôme ou par la validation de l’expérience. Or, les fonctions ne cessent d’évoluer. La notion même de métier, acquis une fois pour toutes et exercé pendant toute une carrière, est devenue obsolète. Les métiers nécessitent des compétences métier : les fonctions et les rôles ajoutent en plus des compétences relationnelles et de l'intelligence émotionnelle. Le tout permet - ou pas - l'intelligence collective. Si on rentre dans le concret : les acteurs dans l'entreprise sont tenus de conduire/participer à des projets, le plus souvent au sein d’une équipe et de développer des réseaux (pour une mise à disposition de compétences complémentaires) afin de réussir à livrer le fameux "livrable" du projet. Ce qui suppose de développer la capacité de négocier dans l'équipe projet et avec les diverses parties prenantes, par exemple. Il ne s’agit plus de juxtaposer des performances individuelles d’un acteur mais de maîtriser la complexité du flux des collaborations dans l’entreprise. Une compétence collective émerge ainsi avec le couplage de certains réseaux et le développement d'interactions. La compétence collective est imprévisible, elle s'appuie sur la liberté et la volonté de chaque acteur. Chacun devient le capteur de ses besoins en apprentissage, et endosse en conséquence le rôle de générateur de changement. La valeur de l’individu tient moins à sa maîtrise technique qu'à la personne elle-même, son expérience et ses réseaux de relations. Dit autrement : tout ce dont elle dispose – matériellement, intellectuellement, socialement. Ces compétences ou ces capacités, peuvent aussi être désignées par le concept de « potentiel ». Il a, comme celui de « capacités », l’avantage de ne pas figer la connaissance, ce qui a souvent été le cas pour celui de métier fixé une fois pour toutes.
A cet égard, la disparition dans certaines firmes high tech de la division traditionnelle du travail est révélatrice. Elle fait apparaître de nouvelles organisations du travail axées sur la performance. Ces entreprises adoptent souvent des structures organisationnelles agiles pour s'adapter rapidement aux changements du marché. Cela implique des équipes plus petites et inter-fonctionnelles qui peuvent réagir rapidement aux nouvelles opportunités et s'aligner sur la stratégie et les attentes des clients. Le brassage des cerveaux qu'elles supposent, encourage le partage de connaissances, l'innovation et l’apprentissage. Lesquels améliorent la productivité et la qualité. La disparition de cette division traditionnelle du travail se traduit par une collaboration accrue entre les différentes fonctions et départements. Les équipes travaillent de manière transversale, favorisant la communication et l'échange d'idées entre les différentes parties de l'entreprise. Les équipes sont souvent encouragées à s'auto-organiser. Toutefois, cette responsabilisation n’est possible qu’avec un certain niveau de compétences. L’équipe doit donc notamment maîtriser le processus itératif d’apprentissage, afin de maîtriser son environnement, prendre ainsi les bonnes décisions et corriger rapidement les dysfonctionnements. Plutôt que de se concentrer uniquement sur le temps de travail, les nouvelles organisations du travail mettent l'accent sur les résultats. Les employés sont évalués en fonction de leurs contributions tangibles à l'atteinte des objectifs de l'entreprise. Les entreprises high-tech tirent parti bien sûr parti des outils technologiques pour faciliter la communication, la collaboration et la gestion du travail. Des plateformes numériques, des logiciels de gestion de projet entre autres, améliorent l'efficacité. Compte tenu de l'évolution rapide de la technologie, les employés sont encouragés à acquérir de nouvelles compétences, à les partager et à rester constamment à jour. Les idées nouvelles sont valorisées et les employés incités à prendre des risques (calculés) pour stimuler l'innovation. Les évaluations de performance sont souvent continues, avec un feedback régulier plutôt que des "examens" annuels. Cela permet une adaptation plus rapide aux besoins changeants de l'entreprise. Cela favorise encore un développement professionnel lui aussi continu et au final, rend possible l'intelligence collective.
Ça change le manager. Il devient le garant que le tout (agrégation) sera plus intelligent que la somme des parties. Il institue des mécanismes de régulation qui orientent le comportement de chacun de ses équipiers. Plus grande et la liberté laissée à l’utilisateur, plus sont nécessaires les règles d’auto gouvernance de la communauté et plus le manager veille à ce que chacun participe à la modification de ces règles. "La composante la plus essentielle du QI collectif n’est pas la somme des QI individuels, mais l’intelligence émotionnelle des membres du groupe, telle qu’elle s’exprime par leur capacité d’écoute, d’empathie et de respect des contributions des autres" (3). Pour prendre une autre image : la qualité de la communication entre les cerveaux compte plus que la puissance des cerveaux eux-mêmes. L’intelligence n’est pas dans les personnes, elle est dans le dispositif qui les coordonne, que conçoit et utilise le manager. Par exemple, il sait que des groupes qui, au départ sont assez homogènes, ont tendance à se radicaliser dans les décisions qu'ils prennent. Averti de ce phénomène, il augmente la diversité des profils pour garantir une plus grande confrontation d'idée variées. Il crée lui même des dynamiques de confrontation des idées afin de faciliter les débats contradictoires par exemple en faisant travailler des sous-groupes dans la tâche sera opposée : les pour d’un coté et les contre de l’autre. Il sait dépassionner les échanges dans le débat pour limiter les dangers d’un repli sur soi et d’une logique jusqu’au-boutiste à tendance narcissique. Il accepte voire fait surgir très tôt des erreurs de jugement et des remises en question sans chercher à les limiter à tout prix : car il sait que c’est moins coûteux psychologiquement. En cas de conflit, il intervient le plus tôt possible on s’appuyant sur un protocole relationnel pré établi. On n'y est pas encore. Avec le télétravail ou les équipes hybrides, le manager ne peut plus relier les membres de l’équipe par sa présence physique… au moment où il en a le plus besoin ! Les hiérarchies mais aussi les solidarités ont tendance à s'affaiblir en ligne. Le collectif risque de perdre la camaraderie, l'esprit d'équipe, la morale et la motivation si le manager ne développe pas une … réelle équipe, c’est à dire une confiance mutuelle, une approche participative, un contrôle, un processus de décision également partagés. Le manager peut-il développer l'intelligence collective ? La réponse à cette question n'est possible que couplée à la réponse d'une autre question : l'entreprise est-elle capable de prendre en compte les enjeux et les intérêts de toutes ses parties prenantes, notamment ses salariés ? Inutile de tracer un chemin vers l'intelligence collective si on ne peut pas organiser le système pour que les gens collaborent, avec le sentiment qu’ils participent à une action collective – une « mission » – qui dépasse leur intérêt immédiat et leur permet de trouver du sens à leur travail.
(1) L'émergence des compétences collectives, vers une gestion durable, Françoise Dupuich, Management & Prospective 2011/2 (Volume 28)
(2) "Le savoir" et "la connaissance" sont deux termes souvent utilisés de manière interchangeable, mais ils peuvent avoir des nuances de sens selon le contexte. Le savoir se réfère généralement à la capacité d'une personne à appliquer des informations de manière pratique. C'est souvent lié à des compétences pratiques et à l'expérience. La connaissance est un terme plus large qui englobe l'ensemble des informations, des idées et des concepts que l'on a appris ou compris. Cela peut inclure des faits, des théories, des idées abstraites, etc.
(3) Supercollectif, Emile Servan-Schreiber, Fayard 2018
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