Poser la question de façon aussi provocatrice est évidemment un raccourci. Le concept de l'entreprise libérée et les conditions de travail durant les périodes de confinement Covid ont justement fait émerger l'élément «autonomie ». 88 % des salariés et 86 % des dirigeants (1) ont considéré que le télétravail favorisait une plus grande autonomie dans le travail, même si dans la plupart des entreprises, les libertés de prises de décisions des employés sont très limitées. Qu'il s'agisse des commerciaux, du personnel des centres d'appels, voire même de directeurs de certains centres de profits, toutes ces populations sont prises dans un carcan de règles et de procédures. Certaines études confirment pourtant qu'une amélioration des caractéristiques intrinsèques du travail (plus d’autonomie, de responsabilité, de variété dans les tâches…) conduit généralement à une augmentation simultanée de la satisfaction de l'individu vis-à-vis de son travail et de la centralité de celui-ci. Les équipes autonomes sont plus engagées et plus productives, créatives voire innovantes. Il est d'ailleurs impossible de libérer les capacités humaines sans d'abord élargir l'étendue de l'autonomie des employés. Ils ont besoin de la liberté de remettre en question les schémas anciens, de « perdre » du temps, de sortir des sentiers battus, d'expérimenter, de prendre des risques. Fort de ce constat, la tentation est alors grande de proclamer l'autonomie : le thème a la force de la simplicité et de l'évidence. Si on creuse, cette évidence se nuance. C'est ce que vise ce papier.
Plus complexe qu'il n'y parait
Évoquer l'autonomie dans l'entreprise suppose en effet qu'elle n'existe pas d'emblée dans la logique organisationnelle. Laquelle est fondée sur la division du travail et partant, du pouvoir de décision. Lorsque plusieurs individus sont nécessaires pour accomplir une activité, les initiateurs de cette activité (ceux qui la dirigent) les regroupent au sein d'une entreprise. Celle-ci cadre l'organisation des tâches et la coordination des individus, qui sont les principales missions des dirigeants et de leurs managers. Cette démarche isole ainsi certains éléments dans les décisions à prendre et établit des procédures pour déterminer qui décidera. Par exemple, si le but consiste à construire un navire, l'organisation confie la conception à certains acteurs qui décident pour ceux qui construiront concrètement ledit navire. L'organisation prend ainsi à l'individu une partie de son autonomie décisionnelle, et lui substitue un processus décisionnel. Elle précise généralement sa fonction, c'est-à-dire l'étendue et la nature de ses devoirs ; attribue l'autorité, c'est-à-dire qu'elle détermine qui, dans la structure, aura le pouvoir de prendre d'autres décisions pour l'individu. Elle fixe encore d'autres limites nécessaires pour coordonner ses activités avec celles des autres individus. A la lecture de ces quelques lignes, on mesure combien le concept d'autonomie est originellement étranger à l'entreprise. Il est aussi plus complexe qu'il n'y paraît. On peut l'envisager sur deux axes : vertical et horizontal.
L'axe vertical.décline plusieurs niveaux d'autonomie possibles (2) :
Le niveau 1 demeure centré sur la tâche. L’autonomie se loge dans la latitude laissée au salarié de pouvoir définir sa propre tâche : séquencement, méthode d’exécution, rythme de travail, outils à utiliser, etc.
Le niveau 2 élargit le pouvoir du salarié ou de l'équipe vers l’environnement organisationnel. L'individu ou l'équipe participent à l’amélioration de l’organisation du travail, ils ont leur mot à dire sur les décisions qui affectent la bonne exécution du travail (par exemple : les modes de coopération ad-hoc). On passe progressivement du « quoi » au « comment ».
Le niveau 3 implique encore plus les salariés dans la gouvernance de l’entreprise à travers le dialogue social ou la négociation sur les conditions de travail, le partage de la valeur créée, etc. Dans l'enquête de la Fabrique de l'Industrie, ce niveau 3 n'est jamais atteint par les entreprises interrogées.
On peut aussi détailler le concept d'autonomie sur un axe horizontal.
L’autonomie se décline alors à l’échelle individuelle ou à l’échelle collective, d’une manière souvent antagoniste, aussi contre intuitif que cela puisse paraître. Pour un même objet, accroître l’autonomie du groupe peut réduire concomitamment l’autonomie de l’individu – et vice-versa. Par exemple, si une organisation post-covid décide d’octroyer une marge de manœuvre plus grande à chaque salarié dans le choix de son lieu de travail, elle ne prévoira pas de processus de validation collective. Inversement, si elle souhaite insister davantage sur l’autonomie de l’équipe, le salarié ne pourra pas prendre de décisions à son niveau sans consulter le reste de son équipe au préalable ou respecter quelques règles et procédures. Aucune organisation ne peut survivre longtemps sans une solide colonne vertébrale de discipline. On retrouve ce schéma de façon constante dans les entreprises dites «libérées ». L’autonomie d’un ensemble conduit à la diminution de l’autonomie de ses composantes.
Avoir le bon profil
L'autonomie concerne ceux qui la reçoivent et ceux qui la donnent. Dans les deux cas, il n'y a aucune facilité : la logique du supérieur et du subordonné est profondément ancrée dans la hiérarchie du management traditionnel. Les dirigeants doivent s'intéresser aux profils psychologiques de leurs collaborateurs ... et aux leurs, au delà du design organisationnel de leur entreprise. Certains collaborateurs sont ainsi dépendants de la hiérarchie. Ils n’ont pas confiance dans leur capacité à faire le bon choix (ou estiment ne pas avoir la formation, l’information qui le leur permettrait), parfois parce qu’ils ne veulent pas supporter l’angoisse de ce choix et la responsabilité d’une erreur. Ils cherchent à se rassurer en permanence et ne sont pas vraiment aptes à décider en autonomie. Ces individus ont accumulé -sans les éclaircir- des attentes, à l'égard de leurs propres figures d'autorité (3). Leur ligne de repère, c'est de se conformer aux normes et à l'autorité hiérarchique perçue comme une figure parentale. Ou - à nouveau - de façon contre intuitive, s'opposer systématiquement à l'autorité hiérarchique. Cette opposition structure l'identité de ces individus. Enlevez leur la tutelle hiérarchique et vous les privez d'une partie d'eux mêmes. L'autonomie supposerait un deuil impossible à faire pour beaucoup d'entre eux. Au delà du rapport à l'autorité, lorsqu'un individu se trouve confronté à une mission qui nécessite un niveau d'autonomie qu'il n'a pas nécessairement, il subit alors un niveau de tension qui devient destructeur pour lui. Par exemple, le décalage entre les modes de coopération requis pour gérer les problèmes complexes et le niveau d’autonomie d'un collaborateur est une des causes de souffrance dans les entreprises. Les individus ne sont pas tous assez solides pour affronter les risques qu’ils ont à prendre. Lorsque l’on donne soudain la liberté à des individus qui ont toujours fonctionné sous pression hiérarchique forte et selon des objectifs qu’on leur fixe, il est fort probable que, placés dans un système autonome, ils n’assument pas la responsabilité qui va avec. Ces individus n'ont justement pas l'autonomie nécessaire pour faire des compromis pertinents, en temps réel entre des priorités concurrentes. Cette autonomie correspond à leur façon d’appréhender la réalité sur le plan émotionnel, à leur capacité à disposer de ressources afin de faire face aux différents enjeux d’une situation. D’autres individus estiment qu’il y a anguille sous roche et qu’on leur propose un marché de dupes : on leur confie une mission managériale sans leur accorder de contrepartie à la mesure de cet effort supplémentaire. Le raisonnement poussé plus loin considère même qu’il y a un piège : l’autonomie serait une injonction contradictoire. En les jugeant au résultat et non plus aux moyens mis en oeuvre, on leur impose - sans le dire et sans compensation - une charge de travail et une charge cognitive excessives. Les changements de niveau d'autonomie de collaborateurs ne s’acquièrent pas par proclamation managériale. Ils correspondent à des évolutions, ils demandent de la confiance en soi et une capacité de compréhension large d'un contexte dans lequel ils sont. C'est pour cette raison que les salariés, au-delà de leur domaine d’intervention et de compétence, s’approprient psychologiquement l’entreprise, sa raison d’être et ses réussites, de façon à ce qu’ils acceptent la responsabilité des décisions qu’ils adopteront. Cette compréhension est partagée entre collaborateurs et dirigeants ; elle oriente ainsi la mise en oeuvre de leurs compétences. C'est aussi une façon de s'assurer que les équipes vont dans la même direction, vers le même objectif. L'individu agit ainsi de son propre chef en pleine responsabilité, mais en respectant une norme collective qu’il s’est appropriée, en étant comptable de la conformité de son action à cette norme. Il n’est donc pas à totalement autonome, puisque la norme a été élaborée et approuvée par ou avec d’autres. Il n’est pas non plus hétéronome, dans la mesure où il a intégré approprié cette norme d’action comme sienne. Dans cette logique d’autonomisation, la compétence technique favorise encore une capacité de recul, une autonomie au moins intellectuelle : ces collaborateurs-experts n'envisagent la réalité qu'après un examen critique qui la détache des croyances des autres. Ils recherchent des preuves et portent des jugements par eux-mêmes sur une question donnée. Ils ne cèdent pas à la pression de l'autorité ou du groupe.
Coté dirigeants
Coté dirigeants, ces derniers doivent repenser la nature de leurs propres actions et interactions. Il ne faut pas uniquement se concentrer sur la méthode de l'autonomie, sur les outils ou la stratégie pour y parvenir. Il faut aussi prendre en compte ses propres émotions, ses attentes et ses besoins. Pour eux aussi, adopter de nouvelles postures, c'est apprendre à désapprendre et c'est difficile. Qu'est-ce qui peut inhiber un dirigeant dans la phase d'autonomisation de ses équipes ? Tout d'abord la crainte d'abandonner son pouvoir ou une estimation que ses collaborateurs ne sont pas prêt à devenir autonomes. Ceux-ci peuvent douter de sa réelle volonté de lâcher prise. Le dirigeant aura beau clamer qu'il libère le pouvoir, la nouvelle organisation autonome se grippera de la première difficulté. Dans le même ordre d’idées, le dirigeant doit lutter afin d'éviter de reprendre le pouvoir dès qu'une décision ne lui convient pas. Pour réussir, il peut faire le pari de la connaissance et de la confiance : il partage la connaissance de la réalité avec ses équipes. Autonomiser ne signifie évidemment pas proposer des décisions prises en amont comme des solutions auxquelles personne de son équipe n'a réellement contribué . Autonomiser signifie partager la connaissance et élaborer avec eux des solutions. On rejoint ici la notion de compréhension partagée, détaillée dans le paragraphe précédent. Il faut que les dirigeants et leurs collaborateurs aient une conscience partagée qu'il faut changer. Favoriser l’autonomie, c’est commencer par l’expliquer. Sinon, la peur de franchir des limites trop floues pousse à un conformisme contraire à l’autonomie encouragée. Expliciter des principes permet aux collaborateurs de se guider dans le travail, tout en réduisant le poids du contrôle hiérarchique. «Si on n’investit pas d'abord dans la connaissance, ça ne sert à rien d'investir ensuite beaucoup dans les solutions. Une organisation est un ensemble de comportements humains (de stratégie rationnelle mais une rationalité limitée). Les porteurs de ces stratégies acceptent de modifier leur comportement que si on leur fait partager la nécessité du changement c’est-à-dire finalement le problème que l’on cherche à résoudre » (4). Cet effort remet, d’une certaine façon, tout le monde à égalité. On dépouille ainsi le dirigeant de son auréole de leader-qui-sait mais ce geste rend autonomie et marge de manœuvre aux équipes. C’est d’ailleurs indispensable si on tient compte de l'intelligence de ceux qui travaillent dans les entreprises.
Finalement, c’est moins la structure hiérarchique formelle qui permet de caractériser une organisation comme plus ou moins «autonomisante » que l’état d’esprit des managers et la manière dont ils exercent leurs fonctions (contrôlant ou coach ?) La confiance est la clé de l'autonomie. Sans confiance, tout effort pour donner de l'autonomie sera vain. Les équipes autonomes ont besoin de la confiance de la direction pour produire des résultats. Sans confiance, ils ne se donneront pas eux-mêmes l’espace de liberté dont ils ont besoin pour produire leur meilleure performance.
Les suites logiques de ce papier sont :
Webinaire (durée : 1h00) : "L'évolution du management Command&Control"
(1) Enquête rapportée par David Autissier, Jean Marie Peretti et Charles-Henri Besseyre des Horts dans Travail et organisation hybride, 2021
(2) Thierry Weil et Anne-Sophie Dubey, La Fabrique de l’industrie, Au delà des entreprises libérées, 2020
(3) Bernadette Lecerf-Thomas Neurosciences et management, 2014
(4) François Dupuy, Sociologie du changement, 2004
Photo : Wendy Wei
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