Une tentative d’exégèse dans les couloirs d’une entreprise : des managers, rassemblés en conciliabule, cherchent à comprendre ce qu’a voulu dire leur patron, Directeur général du groupe… C’est une scène assez classique. Que ce patron soit écouté est logique, qu’il soit décodé l’est moins : il est supposé parler clair ! Ou peut être pas …et c’est un problème.
Un dirigeant peut-il parler clair ?
Les théories managériales anglo-saxonnes exposent la capacité à articuler les différents éléments d’un contexte, de son analyse à la stratégie, comme une des caractéristiques principales du leadership. Celle qui fait surgir la fameuse « vision » qui inspirera les troupes ensuite. Le leader parle clair, tout le monde comprend et s’investit dans les « challenges ». Dans le quotidien, c’est évidemment une fable : plus le dirigeant est haut placé, plus son discours est codé. Il y a plusieurs raisons à cela.
En France, la primauté de l’information est réservée aux acteurs qui représentent les salariés. Si un dirigeant s’adresse à ses équipes de façon trop claire avant d’avoir parlé à leurs représentants, il risque le délit d’entrave. On se retrouve ainsi dans des situations ubuesques où le dirigeant parle de façon codée en espérant que le message sera bien décodé par son auditoire !
Plus un dirigeant est « haut » dans la hiérarchie d’une organisation et plus son verbe – et partant - ses actions touchent un grand nombre de personnes. Il prend en compte toutes les parties prenantes de son organisation. Il pense que leurs intérêts ne sont pas compatibles : les actionnaires et les collaborateurs constituent ainsi une paire qu’il estime antagonique depuis une trentaine d’années*. Si l’un gagne, l’autre perd. Il ne veut donc s’aliéner aucun public dans ses messages, cherche à gagner du temps en gardant le flou sur ces intentions. Il pense que c’est une bonne tactique pour « préparer » ses publics à ses messages. Quand on ne dit pas de choses précises devant tout le monde, on peut dire des choses différentes à chacun et ainsi garder l’initiative (un coup d’avance). “On ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens” disait le Cardinal de Retz.
Il peut être mal à l’aise dans l’exercice : on quitte ici la tactique pour s’intéresser à la personnalité du dirigeant. Il doit alors affronter le mécontentement d’une partie prenante. Peu de dirigeants acceptent la confrontation directe et publique avec des collaborateurs de niveau « inférieur » en France ou dans les pays latins. Le dirigeant pense qu’une confrontation de ce type diminue son autorité et par conséquent peut endommager sa capacité à agir.
Le dirigeant n’a pas la capacité … d’un meneur d’équipes. Il peut être capable de faire des choix stratégiques mais pas très habile pour les expliquer, il se réfugie dans la langue de bois qui évite de trop s’impliquer. A l’aise avec les chiffres et les raisonnements complexes mais peu armé pour en tirer 3 messages clés qui synthétisent les enjeux et les actions par exemple.
Les conséquences de ces paroles codées des dirigeants sont aussi dommageables que les bénéfices tactiques son éphémères. Le dirigeant ne mobilise pas sur l’action mais sur l’examen de ses messages : on cherche le sens derrière les mots. On reste attentiste. Et c’est une mauvaise option si le facteur temps est important… Cette énergie des managers, dépensée dans l‘échafaudage de scénarii (« ce qu’il a voulu dire, c’est … ») n’est pas canalisée vers l’exécution de la stratégie. Ce qui serait quand même mieux. Mais il y a pire. A partir du moment où il faut décoder des messages, il y a soupçon de manipulation et perte de confiance. Il suffit ici de regarder du coté du personnel politique. La perte de confiance conduit directement à la méfiance et à la défiance (« finalement, qui est-il pour nous dire ça ? »). Enfin, face à l’incertitude, les managers vont penser au pire : c’est une réaction logique qui permet de s’y préparer. Ils entrent alors dans des logiques de défense pour se protéger : allez ensuite tenter de mobiliser pour un changement …Or la parole d’un dirigeant est claire quand elle remplit quelques conditions.
Être suffisamment solide dans ses choix
Car la première condition de la clarté n’est pas la communication mais la conviction. On n’est jamais meilleur avocat que dans la défense d’une cause à laquelle on croit. Un dirigeant solide dans ses choix parle plus clair. Pour cela, il doit … en être l’auteur et connaître profondément l’activité de son entreprise. « Être l’auteur de ses choix pour un dirigeant ! Et connaître son activité ! Ce sont des évidences ! » penseront certains. En fait, non. Réfléchissez aux situations suivantes :
1. Un dirigeant qui n’équilibre pas suffisamment les gains / pertes de toutes ses parties prenantes (salariés, actionnaires ou clients par exemple) dans les décisions qu’il prend. Il le sait parfaitement. Il n’a aucune envie d’être clair car il ne veut pas défendre une logique qu’il trouve difficile défendable auprès des certains publics..
2. Un dirigeant dirige une entreprise sur une pure logique financière sans développer de vision métier parce que ça paraît secondaire ou qu’il ne maîtrise pas ledit métier. Dans ce cas, c’est évidemment moins facile de parler clair… L’antithèse, c’est la prise de pouvoir d’un homme de métier dans une entreprise jusque là dirigée par un financier. Le nouveau dirigeant dit les choses clairement, parfois durement. Il a une puissance de conviction qu’il puise dans la connaissance du métier. Quand on maîtrise la logique d’un métier, on se fait comprendre de ses collaborateurs. Quand on ne maîtrise que la seule logique financière, on les touche moins.
Eliminer plusieurs tics de langage
Les métaphores guerrières amusent encore quelques commerciaux. Mais plus beaucoup d’autres salariés. A cet égard, les dirigeants doivent prendre en compte que leurs équipes comptent beaucoup de femmes. Ce genre de discours les fait sourire au mieux. Combien d’entre elles trouvent ces mots pathétiques ? Beaucoup ! Dans le même ordre d’idées, les acronymes de préférence en anglais sur lesquels tout le monde acquiesce sans en comprendre le sens précis sont aussi à bannir. Pouvez vous décliner EBITDA ?. D’une façon générale, inutile de jargonner. Les meilleurs stratégies démarrent toujours avec 3 phrases simples et fortes de sens…
Ecouter – tout le temps - et parler à toutes les parties prenantes. Certains dirigeants se fourvoient souvent sur un principe « Il y a un temps pour parler et un temps pour l’action ». Martial mais pas forcément efficace. En fait, les dirigeants doivent continuer à parler à leurs managers pendant l’action. C’est peut être là que ces derniers en ont le plus besoin ! Le contact régulier, les conversations informelles clarifient la parole du dirigeant pour plusieurs raisons : lorsque l’échange se banalise, il devient plus libre des deux cotés. Le dirigeant devient plus clair et les managers osent poser plus de questions « dérangeantes ».
Répéter et « contextualiser » le message. La clarté vient aussi de la répétition sous d’autres formes, dans d’autres situations d’un même message, en utilisant les illustrations adaptées au public qu’on rencontre. Les dirigeants pensent souvent que communiquer le message 2 ou 3 fois (pour ne pas dire une fois) suffit. Ils passent à autre chose (le prochain plan qu’il faudra communiquer dans 3 ans …) et s’appuient alors sur la cascade d’information qui « ruisselle » vers le bas. Or, il y a déperdition d’information à chaque étage de ladite cascade. Il n’est pas rare que 6 mois après le lancement d’un programme, certains relais d’information n’ont toujours pas compris le message … Les dirigeants ne doivent pas surestimer la force de leur parole – même si ça abîme un peu leur ego. En validant que le message est bien compris, en passant du temps à parler avec les équipes, ils assurent en quelque sorte le service après vente et veillent à une bonne exécution de la stratégie. Et impriment ce comportement en modèle auprès de tous les senior managers …
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