Se colleter la réalité n'est jamais agréable quand elle est peu clémente. Il existe en management, des façons de faire pour éviter de l’affronter. C'est-à-dire éviter de manager en face-à-face des êtres humains. J'ai dénombré trois grands types : le dialogue de sourds entre niveaux hiérarchiques, le management par dispositifs et la pratique d'un certain langage managérial. Petit inventaire à adopter si vous souhaitez désengager vos salariés ...
1. Le dialogue de sourds
Tout part d'une attribution largement théorique des différentes missions managériales : les dirigeants sont tournés vers l'extérieur et pilotent l'entreprise en fonction des contraintes de son environnement. Leur domaine, c’est le management stratégique. Les managers de proximité, comme leur nom l’indique, sont orientés vers l'intérieur de l'entreprise ; ils sont aux prises avec l'humain au quotidien. Cette division simpliste alimente une mauvaise traduction des rapports entre ces deux niveaux d'encadrement. Si les dirigeants d’un coté et les managers de l’autre ne se comprennent pas quant à leurs missions, le jeu de l’évitement des responsabilités managériales commence de la manière suivante : c'est une double traduction qui est mauvaise dans chaque sens.
Dans le sens de la montée des employés vers les dirigeants. Les dirigeants perçoivent des contraintes dans l'environnement. Elles les incitent à demander, par l'intermédiaire de l'encadrement, des efforts aux équipes : augmentation de la charge de travail, des cadences, des processus imposés, etc. Selon leur seuil d’acceptabilité, ces dernières éprouvent plus ou moins de difficultés à les exécuter au quotidien. Elles remontent leurs plaintes à leurs managers directs. Ceux-ci se sentent désarmés pour y répondre : ils ne maîtrisent pas la stratégie (ils n’ont en rien participé à sa conception) quand ils la comprennent (voir le paragraphe sur le langage managérial). Ils ne sentent pas à l’aise pour l’expliquer, la contextualiser et ainsi justifier de sa pertinence malgré les conséquences évoquées par leurs équipes. Comment dire à des dirigeants que leur demande est intrinsèquement difficile à satisfaire ? C'est hiérarchiquement impossible ! Les managers traduisent alors les plaintes de leurs équipes en demande d'aides en matière de management : « compte tenu de votre demande, chers dirigeants, nous avons besoin en tant que managers intermédiaires, d’être épaulés dans notre mission managériale ». Le réel message est : « votre demande, compte tenu de notre propre connaissance du terrain, est irréaliste : il faut la reconsidérer. »
Dans le sens de la descente des dirigeants vers les managers. La réponse des dirigeants dont les actions sont à l'origine des plaintes des équipes, revient souvent à un martial : « On compte sur vous ! » (la variante c'est : « soyez des leaders, c’est votre propre challenge… »). Comme il n’y a pas de remise en cause directe de la stratégie, (crime de lèse majesté vu précédemment), les dirigeants tendent souvent à « entendre » essentiellement la demande d’aide émanant de leurs managers comme irrationnelle, pas à la hauteur, etc. Du coup, ils ne donnent pas suite. Ce qui est traduit pour les managers demandeurs par : « Ils ne nous donnent pas les moyens ».: Ces derniers le vivent comme un « abandon » par leur hiérarchie et se tournent vers les équipes pour se justifier, expliquant leur incapacité à résoudre les problèmes par le refus des dirigeants de mettre les moyens nécessaires à leur disposition.
Dans ce contexte, sans réponse à leurs questions, les équipes renforcent leurs critiques envers leurs managers et refusent de s’impliquer (« de toutes les façons, nos managers intermédiaires ne savent pas manager »): puisque leurs N + 1 sont incapables de résoudre les problèmes, elles se plaignent directement aux dirigeants, souvent aussi par l’intermédiaire des représentants syndicaux en CSE. Les dirigeants se sentent confortés dans leur point de vue (« Notre stratégie est bonne mais on a un problème de management intermédiaire »). Ce qui leur permet d'échapper à leur propre responsabilité managériale...
2. Abuser des dispositifs standardisés (1)
Éviter le management humain consiste ici à le remplacer par des dispositifs standardisés. Pour que les choses soient faites selon le calcul stratégique des dirigeants, ces dispositifs sont une pièce maîtresse du management : ils jouent sur une contrainte forte tout en réduisant le management humain, considéré ici comme moins fiable : qui dit face-à-face, dit possibilité de discuter … Le management par les dispositifs est commun à toutes les grandes entreprises ou administrations. Il est matérialisé par des organigrammes, des processus de type ERP, des indicateurs et plus généralement des outils de gestion, de mesure et de contrôle en omettant l’individu et sa « créativité », sa subjectivité. L'idée est d’autonomiser les fonctions par rapport à ceux qui le tiennent, à les universaliser en les formalisant. Si on veut incarner ce raisonnement, disons qu'il concerne très souvent les gardiens des processus transverses dans les fonctions support : qualiticien, organisateur, responsable des ressources humaines, contrôleur de gestion, financier, etc. (je viens de me faire plein d’amis ;) Les dispositifs standardisés, c’est la persistance des principes tayloriens au XXI ème siècle. On comprend bien la croyance initiale : les critères de la rationalisation bureaucratique de Max Weber (2) seraient - toujours - un gage d’efficacité. Ce qui est vrai ... dans une certaine mesure. L'analyse stipule que l’’entreprise doit répondre à une contradiction structurelle. Face au marché par exemple, faire du particulier à grande échelle, faire du sur-mesure en masse. Face aux bataillons de salariés, s’assurer d’une exécution fidèle. C’est une réponse en terme de plan, établi à distance de l’action et de manière abstraite. Ces seules règles de coopération formalisées suffisent-elles à garantir la performance de l’entreprise ? Tout dépend de la stratégie et donc du modèle d'entreprise adopté. Le modèle de l’exploitation repose sur l'utilisation efficace des compétences connues, des dispositifs standardisés éprouvés. Elle produit des résultats fiables mais présente le risque de désengager les salariés ; elle n'est pas non plus très pertinente en cas de crise. La COVID-19 a ainsi explosé tous les processus lors des confinements. Ce sont les managers intermédiaires qui ont pris le pouvoir pour tenir les équipes. Cette exploration hors des dispositifs standardisés, a consisté à chercher de nouvelles possibilités afin de survivre. La stratégie optimale dépend de l'environnement et de l’horizon temporel. En situation de crise ou d'échec, l'exploration tend à l'emporter. A contrario, en situation de croisière, une coordination de dispositifs standardisés rend la logique d’exploitation de plus en plus efficace. Dans ce cas, le management par les processus gagne du terrain, parfois ... au détriment de l’humain.
3.Les mots pour ne pas le dire, les formules pour dire peu
Enfin pour certains, éviter le management humain passe par l’adoption d’un langage managérial stéréotypé mais gage d’action. Là encore, c'est une question de dosage puisqu'il est évident qu'il faut guider vers l'action. « C'est bien souvent un style elliptique, condensé à l’extrême exprimé sous la forme de tableaux, de listes et de phrases compactes apparaissant sur écran géant dans les incontournables diaporamas, powerpoints ou slideshows » (3). La répétition de verbes non conjugués, les substantifs et les phrases impersonnelles forment une écriture qui n’incite pas à la discussion, l’échange. Certaines phrases ressemblent ainsi à des slogans. Les singularités, la complexité sont écrasées par la forme du texte elle-même. Aucun débat ni discussion ne sont envisagés.
Dans d’autres cas, il est essentiel d'atténuer le sens des mots. Le langage managérial fonctionne par euphémismes, qui est une bonne façon de diminuer ce sens des messages. L'une des formules les plus célèbres est celle,trouvée dans un nombre incalculable de courriels, quand un manager qui, en réalité, a été prié instamment, de quitter l'entreprise, « a décidé de donner une nouvelle orientation à sa carrière ». Le langage managérial concrétise l’aspect performatif de la parole ou de l’écrit : dire c’est faire. Et faire c’est manager. CQFD. C’est ainsi que beaucoup d’entreprises qui se proclament agiles, ne le sont pas ; que celles qui proclament « être centrée client » se préoccupent d'abord de leur fonctionnement interne. Les plus sévères lecteurs de cette littérature corporate estiment qu'elle évoque un peu celle des bureaucrates soviétiques. Par peur de l'échec, la survie du management dépendrait de sa capacité à fuir la réalité. Au prix lourd d'un cynisme partagé par les équipes.
Rien de tout cela ne serait vraiment grave si nous vivions dans une époque stable de croissance régulière. Les stratégies - parfois inconscientes - d’évitement managérial nous font perdre de vue un processus vital de construction d’une réalité partagée, condition sine qua non d'un engagement des salariés.
(1) J'emprunte la formule à Lionel Jacquot, Management par les dispositifs et dispositions à manager, Savoir/Agir 2017
(2) Max Weber L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, 1964 (traduction française)
(3) Nicole de Almeida, Langage managérial et dramaturgie organisationnelle,Hermès, la revue, 2010
Photo : Koolshooters
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