En réaction à la situation engendrée par la pandémie, l’un des mots les plus utilisés depuis le 1er confinement, c’est « résilience » qu'il s'agisse d'individus ou d'entreprises. Si on creuse le sujet, ce mot dévoile une opposition de fond à l’évolution des entreprises depuis plus de 100 ans. Les systèmes résilients sont en effet caractérisés par la diversité et la redondance, autant de caractéristiques qui sont des « gaspillages » que les systèmes efficients - portés par l’optimisation - cherchent précisément à supprimer. Avec les premiers retours d'expériences, quels choix feront les dirigeants : adoption de la résilience ou maintien de l'optimisation ? L’avenir du management en dépend.
Choix n°1. Le management évolue vers plus de Command&Control
Schématisons, pour la démonstration, le fonctionnement d’une entreprise en 3 modèles : le modèle d'affaires, le modèle opérationnel (1) et le modèle managérial. Depuis 100 ans, les dirigeants ont passé leur temps à optimiser les 2 premiers modèles en s’aidant du dernier. C'est ce qui a donné le management Command&Control. Au rythme des marchés, l’amélioration continue de la performance industrielle, par exemple la baisse des coûts, est le cœur de métier de beaucoup de dirigeants depuis les années 80. Certes, voilà quelques années, une tendance s’est affirmée : la responsabilisation des salariés. Mais la période de crise engendrée par la Covid-19, pourrait conforter le modèle Command&Control pour 2 raisons.
Pour les dirigeants, l’optimisation est un terrain familier : ils ont été formés à ça, ils la comprennent. Les programmes des écoles de management - pour ne pas mentionner les écoles d’ingénieurs - sont majoritairement centrés sur l'efficience (finances, supply chain par ex.) Ce sont des ingénieurs qui ont développé la gestion scientifique du travail au début du XXe siècle. À beaucoup d'égards, on y est encore aujourd'hui. Pour filer la métaphore, l'entreprise est perçue comme un gigantesque Meccano, c'est-à-dire une recherche de simplicité derrière une réalité …complexe. Cette approche réductionniste des phénomènes sociaux repose sur la conviction que la compréhension du réel s’appuie sur une chaîne linéaire de causes et d'effets. Les esprits à pensée linéaire voient le monde comme un lieu plein d'événements explicables avec des causes claires et des effets évidents. Cette chaîne permet une déconstruction et une reconstruction du Meccano ; elle incite alors incite les managers à rechercher les causes qui produiraient les résultats attendus, grâce à une conception initiale des actions et à une planification minutieuse de leur déroulement. Le contrôle permet de s’assurer que les bons événements sont séparés des mauvais. Si nous savons que la situation A conduit à l’événement B, tandis que la situation A’ conduit à l’événement C. Si C est meilleur que B, alors nous avons simplement à obliger A à passer à A’ et les progrès attendus sont garantis. L'expérience prouve que ces systèmes de contrôle fonctionnent uniquement avec des tâches répétitives qui ne nécessitent pas beaucoup de réflexion. Ils sont moins performant dans des environnements complexes.
L'optimisation, par l’intermédiaire des applis métier ou des outils de gestion est dopée par l'intelligence artificielle. Les experts en IA extraient les savoirs pratiques et parfois informels des collaborateurs pour les intégrer dans les algorithmes. C'est, à s’y méprendre, les principes de Taylor dans les premières usines américaines (« one best way »). Ce sont les algorithmes qui sont les véritables dépositaires de l’autorité. Henry Ford cité par Thibault Le Texier (2), admettait déjà que les processus de travail à la chaîne rendaient inutile l’obéissance à une quelconque hiérarchie. « Notre but, écrit-il en 1922, est de faire en sorte que, par l’organisation matérielle, par l’équipement et par la simplification des opérations, les ordres deviennent superflus » ; une fois ce but atteint, « c’est le travail, et non les hommes, qui dirige ». Ces principes continuent à s'incarner avec l'intelligence artificielle : prenons l'exemple des chauffeurs routiers longue distance. Avant, ils pouvaient conduire comme et quand ils le souhaitaient, du moment qu’ils arrivaient à l’heure à destination. Maintenant les algorithmes choisissent les itinéraires, les horaires et les pratiques de conduite. Les cabines sont remplies d'équipements qui collectent des informations sur les chauffeurs afin de vérifier qu'ils se conforment bien aux prescriptions et afin d'améliorer lesdits algorithmes. L’autonomie est réduite au maximum et les salariés priés de s'y conformer. Cette volonté de contrôle ne s’arrête pas au cols bleus. Chez les cols blancs, certains outils permettent de compter les frappes sur un clavier (3) et de prendre des copies d'écran afin de les analyser sans parler évidemment des calendriers partagés et des outils collaboratifs comme Slack qui indiquent qui vous avez rencontré et ce que vous avez échangé. Cette optimisation a tendance à augmenter lors des crises économiques : c'est aussi une question de rapport de force. Les salariés hésitent à s'envoler vers d'autres cieux, même s'ils détestent être traités comme faisant partie des machines…
Le risque c’est un maintien du management Command&Control revêtu des habits neufs de l’IA. Le travail est alors considéré comme une commodité processisée avec des algorithmes. Ce qui semble apporter quelques certitudes dans une période aussi mouvementée que la pandémie. Ce serait, me semble-t-il une erreur d’appréciation majeure de l’environnement. La Covid provoque une accélération du digital ; il faudrait plutôt profiter de cette opportunité pour renforcer cette résilience tant souhaitée.
Choix n° 2 On part vers un management plus agile
Quels sont les mobiles qui détermineraient le choix d'un management agile ? La prise en compte de la complexité. Plus une entreprise a de clients, plus elle a des produits, des marchés et des départements etc. : les entreprises, en tout cas pour les plus grandes d'entre elles, sont donc des systèmes complexes. Ajoutez la pandémie qui a révélé les dangers d’entreprises sur optimisées, uniquement centrées sur l’efficience. L'exemple le plus clair est évidemment celui des chaînes de valeur ou les stocks ont disparu pour faire place au flux tendu. Pimentez avec des stratégies à court terme adoptées aujourd’hui, dans le but de survivre et vous obtenez un environnement qui a rarement semblé aussi difficile à naviguer : il ne permet que des prévisions limitées et nécessite des ajustements rapides et coordonnés (par exemple désinvestir d’un coté et investir de l’autre) au fur et à mesure que les événements sont connus. Il n’existe pas de plan aussi minutieux soit-il, pour déterminer ce à quoi les dirigeants sont confrontés. Les événements, tels qu'ils se sont déroulés, ont montré l'importance de la résilience des modèle d'affaires et opérationnel, plus que l'efficience précédemment recherchée. Prendre en compte ce constat, c’est s’imposer de mener de front tous les chantiers : la modernisation technologique (si elle n'a pas démarré avant la Covid-19), celle du management, de l'immobilier, de l'occupation des locaux, des méthodes d'approche des clients. Nous avons vu que l’approche réductionniste, « mère » du Command&Control fonctionne bien mais seulement jusqu'à un certain point. Déjà en environnement stable, les organismes, la conscience humaine, les économies ou les projets logiciels ;) se comportent tous d'une manière qui ne peut être prédite en les déconstruisant et en étudiant leurs parties. Le comportement d'un système complexe n’est pas entièrement déterminé par ses seuls composants. Dans ces conditions, les processus ne peuvent pas tout prévoir ou alors ils prévoient à côté. Après tout, pour mettre une organisation à genoux, il suffit que les acteurs fassent exactement ce que les règles leur disent de faire et rien d'autre. Cap sur la résilience donc mais en gardant en tête, qu'elle ne supprime pas la complexité ; elle s’en nourrit…La résilience met ainsi en œuvre des logiques alternatives (par exemple, un portefeuille d'options stratégiques différentes) dans les plans de continuité des activités. Elle se base sur des principes qui orientent le management : du sens, de la confiance, de la transparence voire une raison d’être : les individus font des efforts pour ce qui leur tient à cœur. Les changements vont trop vite pour attendre des remontées et des redescentes d’information entre dirigeants et équipes. Prenons l’exemple d’adaptations dans un réseau de distribution. La performance objective d’un produits physique n’est plus seule, désormais, à stimuler la demande. Elle se complète par la valorisation de l’expérience client. Avec la Covid-19, ce client a pris l'habitude de visiter le site Web plutôt que de venir en magasin. Comment le faire revenir (4) ? Il faut être capable de lui offrir une expérience digne de ce nom (par exemple, le faire attendre dehors avec du gel hydro-alcoolique en plein hiver, le temps que la "jauge" lui permette d'entrer ;). En effet, sa visite permet de qualifier un contact et d'entamer une relation bien plus qualitative que l’envoi en aveugle d’une newsletter. Il faut par conséquent des équipes très motivées à œuvrer à cette expérience. Plus de digital nécessite plus d'humain. Prenons un autre exemple, le digital amène les clients dans l’usine 4.0 (les data qui les « représentent » permettent l'ultra personnalisation). Il oblige à un élargissement du champ culturel des opérateurs soudain confrontés à des conséquences bien concrètes du marketing. L’agilité c’est faire confiance à ces équipes sur leur terrain pour qu’elles raisonnent et agissent en autonomie, au nom de l’entreprise. Ceci suppose évidemment que chacun, à son niveau, comprenne et situe sa contribution dans la chaîne de valeur globale et se rende compte de sa responsabilité individuelle à cet égard. Ceci suppose encore l’instauration du droit à l'erreur : il sera plus important de s'engager dans le processus d'apprentissage que de résoudre un problème en tant que tel. Ceci suppose enfin un accès ouvert aux données et une capacité à les traiter même et surtout au niveau du terrain et au final une incitation à s’adapter et donc se former en permanence. Cette prise de conscience fournit le courage nécessaire pour avancer dans les situations difficiles. Mais la confiance fonctionne aussi dans l’autre sens : les salariés doivent avoir confiance dans les dirigeants pour s’investir dans ces nouvelles responsabilités. Un management agile suppose un leadership différent de celui - contractuel - en cours dans le Command&Control. Il faut admettre que face à une grande complexité comme la situation Covid, la dépendance du leader vis-à-vis des autres pour générer des solutions va augmenter. Les dirigeants et les managers doivent être disposés à lâcher les rênes, à créer de la place pour plus de risques à mesure que tout le monde - eux compris - expérimente. Idéalement, les managers se limitent à piloter un système c’est à dire définir des contraintes qui pèsent sur les individus, plutôt que piloter les individus eux mêmes. Ces derniers ont, en effet, souvent des capacités insoupçonnées d’innovation pour résoudre les problèmes rencontrés. Les services support se mettent alors au service des équipes terrain et les dirigeants impliquent celles-ci dans les décisions en amont comme la redéfinition que l’époque nécessite, du travail lui même.
Les dirigeants sont face à un choix dont ils ne prennent peut-être pas tous encore la mesure. Si l'évaluateur final est le marché, celui-ci valorisera la volonté d’une équipe de direction de tout réexaminer (modèle d’affaires, modèle opérationnel et managérial) afin de bâtir une entreprise résiliente. On a vu que, jusqu'à présent, la formation en management a traditionnellement mis l'accent sur le cerveau gauche : le raisonnement déductif, la résolution analytique de problèmes et l'ingénierie de solutions. C’est bien mais pas assez. Tant que les dirigeants, penseront construire l’ordre à l’avance pour éliminer le chaos, il n’y aura pas vraiment de résilience. L’indétermination du monde doit nous faire accepter l’idée que la vie sociale ne peut être totalement maîtrisée par des règles établies à l’avance. La compétence professionnelle augmentée des compétences générales (la conscience de soi, l'humilité, une mentalité d’apprenant permanent, l'écoute, la négociation, la collaboration et les conflits) et de l'intelligence émotionnelle, ouvrent des passages vers la pensée critique, l'apprentissage réflexif, la pensée systémique, créative et le design thinking. Ces différentes gymnastiques intellectuelles libéreront des idées convenues et habitueront à l'ambiguïté et à la contradiction, à questionner les pré-supposés et à s'ouvrir à de nouveaux paradigmes, à s'appuyer autant sur l'imagination que sur la logique et à générer une grande variété d'idées. Leur combinaison avec les technologies numériques est le socle de cette résilience stratégique, c’est à dire la capacité à gérer les inévitables imprévus.
1) Wikipédia : Le modèle opérationnel ou modèle d’exploitation est une représentation abstraite de la façon dont une organisation opère à travers des domaines de processus, d'organisation et de technologie afin d'accomplir sa fonction. Un modèle opérationnel éclate ce système en composants pour améliorer la compréhension et suggérer des possibilités d'amélioration. Un modèle opérationnel peut décrire la façon dont une entreprise fait des affaires aujourd'hui. Par opposition, un modèle d'affaires (business model) décrit comment une organisation crée, délivre et capture la valeur.
(2) Thibault le Texier, Le maniement des hommes, essai sur la rationalité managériale, 2016
(3) https://www.teramind.co/solutions/employee-monitoring-software
(4) J’anticipe ici l'argument consistant à dire que le réseau physique d'un distributeur n'est pas utile. Dans ce cas, il faudra m'expliquer pourquoi Amazon a investi dans des distributeurs traditionnels…
Photo : James Wheeler
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